Le traitement tardif du scorbut dans la Marine Française

 

Le scorbut, tout le monde le sait et le dit aujourd’hui, est dû à une carence en vitamines C ; mais en réalité, cela n’est connu que depuis peu ; pendant très longtemps, ce scorbut provoqua des ravages, notamment dans la Marine, et surtout dans la Marine Française, sans pouvoir vraiment le réguler ; nous allons essayer d’en examiner les raisons.

L’historien de la marine, Michel Vergé-Franceschi nous explique [1] : « L’amiral Hollandais Michiel de Ruyter au 17ème siècle puis le médecin anglais James Lind au milieu du 18ème avaient fini par comprendre que la consommation de citrons préservait du scorbut. Mais en France, on y a pas cru ! Lors de la guerre de Crimée – 1853-56 – des centaines de marins et de soldats français meurent encore du scorbut ! »

Le scorbut

L’histoire de la maladie du scorbut

Cette maladie prit de l’ampleur avec les longs voyages maritimes [2] ; elle aurait fait un million de morts entre 1600 et 1800.

En 1604, l’explorateur François Martin écrit pour la première fois que le scorbut peut être soigné au jus de citron ; le constat sera malheureusement long à mettre en œuvre.

Sur les lignes maritimes commerciales, les anglais et hollandais surtout organisent des plantations de fruits et légumes dans les ports d’escales – Sainte Hélène, île Maurice, cap de Bonne Espérance … les anglais cultivent des légumes aux îles Scilly …

Dès 1795, la Royal Navy impose à ses marins la consommation régulière de jus de citron ; en 1812, ce sera la Marine Américaine ; la France ne le prévoit qu’à partir de 1860 sur avis médical, définitivement en 1874.

Ainsi, en deux ans – 1795-1797- , la Royal Navy parvient à contrôler le typhus et à éliminer le scorbut ; elle acquiert alors un avantage non négligeable sur les puissances concurrentes dans la maîtrise des mers [3]

Un épisode avec le docteur Moras

Le docteur Jean Louis Auguste Moras (1765-1817), médecin-chirurgien de la Marine, au cours d’un voyage sur les côtes de l’Afrique en 1790,  s’intéressa beaucoup au paludisme, aux dysenteries et différentes fièvres, aux épidémies développées dans les expéditions antérieures, mais également au scorbut ; voici un extrait de son journal de bord sur la frégate La Félicité [4] :

« A la moitié du chemin de retour, le scorbut se manifeste ; il vint aggraver et renouveler les autres maux : les fièvres et le paludisme [5] ; tous les symptômes affreux de la maladie se développèrent avec autant de rapidité que d’intensité ; l’affection fut générale, plusieurs parcoururent promptement le 3ème degré et moururent … »

« D’après cette triste et affligeante position sans aucune espèce de ressources alimentaires, les seuls aliments que la circonstance malheureuse permettait d’employer étaient le pain frais et le vin, la soupe aux pois et à l’oseille, la purée de ces mêmes pois assaisonnés, les pruneaux et le riz au sucre. Il me fallait donc combattre et prévenir les progrès de cette cruelle maladie par tous les moyens auxiliaires et médicaux capables de les arrêter. J’administrai pour cet effet des antiscorbutiques sous toutes les formes. Je les donnai à fortes doses et de toutes les manières, et afin de tirer parti du peu de remèdes qui me restaient et subvenir plus longtemps à mes besoins, je composai un opiat avec la farine de pomme de terre [6] , le kina et la poudre scillitique. Je variai ainsi mes faibles ressources que je cherchai en vain à rendre plus actives. Telle fut notre situation qui, quoique beaucoup moins déplorable que celle des bâtiments qui nous ont précédé [7] , peut cependant éclairer l’homme de l’art sur les maladies de ce climat, les remèdes qu’elles exigent, les précautions qu’elles demandent et les approvisionnements particuliers qu’elles nécessitent. »

Moras, dans son journal, cite les travaux de Louis André Maugé ou Mauget (1752-18--) et puis se serait inspiré de ceux de l’abbé Raynald (1713-1796).

Les raisons d’un dysfonctionnement français

Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer en France un tel dysfonctionnement :

-        La bière des marines hollandaise et anglaise aurait été mieux adaptée que le vin français ; on explique souvent que l’équipage de Jacques Cartier aurait été sauvé grâce à la bière de sapinette …

-        La perte de l’encadrement de la Marine pendant la Révolution est également citée ; en 1792, la France se trouvait à la tête d’un instrument admirable, mais privé de l’essentiel de ses cadres ; 1200 des 1657 officiers en poste au 1er janvier 1789 avaient émigré ; il est possible d’y ajouter l’enterrement administratif des connaissances ; le journal de Moras, déposé à Rochefort, ne sera pas exploité, comme beaucoup d’autres, sans doute … On parle aussi de la routine dans les méthodes …

-        Des thèses hygiénistes sont développées en France par le Dr Fonssagrives et par l’historien Augustin Jal … En 1874, l’Académie Nationale de Médecine rejette encore et toujours la théorie carentielle pour continuer à privilégier la théorie infectieuse.

Laissons à J L A. Moras, la conclusion du sujet : « Voilà les recherches que mon devoir et mon cœur m’ont  inspirées. Si je n’ai point résolu sous tous les rapports la grande et importante question que je m’étais proposé, si je ne suis point parvenu à défricher un peu de terrain inculte et fertile en observation de tout genre, j’aurai au moins la satisfaction si flatteuse pour un bon citoyen d’avoir essayé de remplir les obligations que ce titre lui impose et d’avoir préparé les voies à de plus habiles que moi, qui entrant dans la même carrière pourront par des efforts plus heureux porter l’entreprise au degré de perfection qu’on doit désirer pour la conservation de l’homme et de son bonheur. » [8]

Il faut bien avouer que la perfection médicale, résultant souvent d’une coopération internationale, ne s’est mise ici que très tardivement hélas au service de nos marins … au moins pour leur survie, si ce n’est leur bonheur …

 

                                                                                              Yves Duboys Fresney

Sources :

-         « Traité du scorbut » par James Lind 1754.

-         « La chirurgie à Boulogne et la mer au 18ème siècle, une figure exceptionnelle J-L-A. Moras 1765-1817 » Thèse de doctorat en Médecine de Claude Legendre - Université de Nantes - 1972.

-        « Sur les côtes d’Afrique – Journal de bord du médecin Moras sur la frégate La Félicité en 1790 » de Alain Boulaire Edition du Layeur - 2002.

-         « Vitamine C et scorbut à travers l’histoire maritime » par A. Carré dans Revue Maritime juillet 1976 pages 811-831.

-        « La pathologie à bord des vaisseaux de l’Ancien Régime » par Y. Romieux dans Neptunia 1996 numéro 203 pages 23-32.

-        Article « Scorbut » sur Wikipédia.

Notes :



[1]  « La mer, mythes et symboles » par Michel Vergé-Franceschi, éditeur Le Félin poche.

[2]   Voir le voyage de Magellan autour du Monde

[3]   Le scorbut est parfois cité parmi les causes de la défaite de Trafalgar.

[4]  Campagne sur la côte d’Affrique, commencée le 5 janvier 1790 et terminée le 22 juillet de la même année – Bibliothèque de l’hôpital maritime de Rochefort – cote 10877-1 (61F).

[5]  Le scorbut se manifeste après cinq mois de campagne, quatre mois étant nécessaires à l’apparition de la carence en vitamine ; on dit parfois à partir du 68ème jour de mer … ;  il a été possible de déduire d’une part que l’équipage n’avait disposé de vivres frais que pendant le premier mois et que d’autre part, aucun renouvellement n’avait été fait aux escales.

[6]  On apprit par la suite que la pomme de terre fraîche aurait contenu de la vitamine C, mais pas la farine de pomme de terre (Dr Claude Legendre).

[7]   Les bâtiments qui ont précédé avaient été nombreux à souffrir du scorbut : xx

[8]   Autres propos généraux de Moras, assez bien adaptés à la question du scorbut :

« Quand il s’agit de la santé des hommes et de leur conservation, il n’est pas permis de garder le silence si l’on apperçoit le moindre avantage à le rompre, un essai quoiqu’imparfait ne saurait être sans utilité.

Travaillez sans relâche, naturalistes, phisiciens, chimistes, philosophes, observateurs de tous les genres, et après des siècles d’efforts réunis et continus, les secrets que vous aurez arrachés à la nature, comparés à son immense richesse, ne seront que la goutte d’eau enlevée au vaste océan … »