Mémoire du roi Louis XVI…

pour servir d’instruction particulière au sieur de la Pérouse

 

Louis XVI possédait des connaissances étendues et profondes. Il « savait parfaitement l’histoire et la géographie et se plaisait à tracer et à laver des cartes. »

En rédigeant un plan de navigation « pour le voyage des découvertes », dont la conduite était confiée au comte de la Pérouse, capitaine de ses vaisseaux et commandant les frégates La Boussole et l’Astrolabe, Louis XVI se proposait de faire suivre à ce grand marin des routes qui n’avaient point encore été suivies par aucun navigateur. Ce voyage devait permettre à La Pérouse de « multiplier les découvertes » et d’avancer « le grand ouvrage de la description complète du globe terrestre ».

La note qui accompagnait le « mémoire du Roi » ajoutait : « Si, comme on a droit de l’attendre du zèle et de l’habileté du commandant de l’expédition, tous les objets indiqués dans ces instructions ont été remplis, le voyage de M. de La Pérouse ne laissera plus aux navigateurs qui voudront tenter des découvertes que le mérite de nous donner des détails plus circonstanciés sur quelques portions du globe.

La Boussole et l’Astrolabe, commandées par MM. De la Pérouse et de Langle, appareillèrent le 1er août 1785, de la rade de Brest. Des occasions favorables permirent à La Pérouse de faire parvenir en France des relations de son voyage. Les dernières lettres du célèbre navigateur, expédiées de Botany-Bay, datent de début 1788.

 

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Le Plan du Voyage

Le sieur de La Pérouse appareillera de la rade de Brest, aussitôt que toutes ses dispositions seront achevées.

Il relâchera successivement à Funchal, dans l’île de Madère, et à La Praya, dans celle de San-Jago. Il se pourvoira de quelques barriques de vin dans le premier port et complètera son eau et son bois dans le dernier, où il pourra également il pourra se procurer également quelques rafraichissements. Il observera cependant, à l’égard de La Praya, qu’il doit y faire le moins de séjour qu’il lui sera possible, parce que le climat y est très malsain dans la saison où il y relâchera.

Il coupera la ligne par 29 et 30 degrés de longitude occidentale du méridien de Paris ; et si le vent le lui permettait, il tâcherait de reconnaître Pennedo de San Pedro, et d’en fixer la position.

Il reconnaîtra l’île de la Trinité, y mouillera… En quittant cette île, il viendra se mettre en latitude de l’Ile Grande de la Roche, par les 35 degrés de longitude occidentale ; il suivra les parallèles du 44 et 45 degrés, jusqu’à 50 degrés de longitude, et il abandonnera la recherche de cette île s’il ne l’a pas rencontrée quand il aura atteint ce méridien…

Il se portera ensuite à la latitude de la Terre de la Roche, nommé par Cook île de la Georgia, par 54 degrés sud. Il l’attaquera par la pointe du nord-ouest, et il en visitera particulièrement la côte méridionale, qui n’a pas encore été reconnue.

De là, il viendra rechercher la terre de Sandwich, par les 57 degrés de latitude sud ; il observera que le capitaine Cook n’a pu reconnaître que quelques points de la côte occidentale de cette terre, et qu’on en ignore l’étendue vers l’est et au sud ; il en visitera particulièrement la côte orientale, pour la prolonger ensuite vers le sud, et la tourner dans cette partie, si les glaces n’opposent pas un obstacle invisible à ses recherches, dans la saison où il viendra la reconnaître.

Lorsqu’il sera assuré de l’étendue de cette terre à l’est et au sud, il fera route pour aller attaquer la terre des Etats, doublera le cap Horn, et ira mouiller à Christmas-Sound, ou baie de Noël, à la côte sud-ouest de la Terre de Feu, où il se pourvoira d’eau et de bois ; mais s’il éprouvait trop de difficulté à remonter dans l’ouest, par des vents qui règnent ordinairement de cette partie, et les courants qui portent quelquefois avec rapidité dans l’est, il viendrait chercher la côte du Brésil, à la hauteur où il pourrait l’attaquer, longerait cette côte avec les vents variables ou les brises de terre, et pourrait même toucher aux îles Malouines qui présentent des ressources dans différents genres.

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Il est à présumer que les deux bâtiments pourront être rendus à Otaïti dans les derniers jours d’avril.

Cette île sera le second rendez-vous des bâtiments du Roi en cas de séparation. Ces deux frégates mouilleront en premier lieu dans la baie d’Oheitepeha, située à la pointe nord-est de la partie de l’île dénommée Tiarraboo ou O-Taïti-Eté, laquelle se trouve au vent de la baie de Matavai, située à la pointe du nord ou pointe Vénus, elles relâcheront ensuite à cette dernière, afin de se procurer, par ces deux différentes relâches, plus de facilités pour obtenir les rafraichissements dont elles auront besoin.

Le sieur de La Pérouse quittera Otaïti, après un mois de séjour. Il pourra visiter, en passant les îles de Huaheine, Ulietea, Otaha, Bolabola, et les autres îles de la Société, pour s’y procurer des suppléments de vivres, pourvoir ces îles des ouvrages d’Europe qui sont utiles à leurs habitants, et y semer des graines, y planter des arbres, légumes… qui pourraient, par la suite, présenter de nouvelles ressources aux navigateurs européens qui traverseraient cet océan.

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Il fera route, le plus tôt qu’il pourra, pour aller chercher la côte nord-ouest de l’Amérique ; et, à cet effet, il s’élèvera dans le nord jusqu’au 30 degrés, afin de sortir des vents alizés et de pouvoir atterrir à ladite côte par 36 degrés et 20 minutes, sur Punta de Pinos, au sud du port de Monterey.

Il s’attachera particulièrement à reconnaître les parties qui n’ont pas été vues par le capitaine Cook, et sur lesquelles les relations des navigateurs russes et espagnols ne fournissent aucune notion. Il cherchera avec le plus grand soin si, dans les parties qui ne sont pas encore connues, il ne se trouverait pas quelque rivière, quelque golfe ressérré, qui pût ouvrir par les lacs de l’intérieur, une communication avec quelque partie de la baie d’Hudson.

Il poussera ses reconnaissances jusqu’à la baie de Behring, et au mont Saint-Elias, et il visitera les ports de Bucarelli et de Los Remedios, découverts en 1775 par les espagnols…

Il visitera ensuite l’archipel des ïles Aleutiennes, et successivement les deux groupes d’îles à l’ouest de ces premières, dont la vraie position et le nombre sont ignorés, et qui toutes ensemble forment, avec les côtes d’Asie et d’Amérique, le grand bassin ou golfe du nord.

Quand cette reconnaissance sera terminée, il relâchera dans le port d’Avatscha, … à l’extrémité sud-est de la presqu’île de Kamtschatka. Il tâchera d’y être rendu vers le 15 ou le 20 septembre…

Il longera et reconnaitra toutes les îles Kuriles, la côte du nord-ouest, de l’est et du sud du Japon ; et selon que, en avançant dans la saison, il trouvera des vents plus ou moins favorables, des mers plus ou moins difficiles, il étendra ses recherches sur les îles à l’est et au sud du Japon, et sur les îles de Lekeyo jusqu’à Formose.

Quand il aura terminé cette reconnaissance, il relâchera à Macao et Canton, ou à Manille, suivant les circonstances… On présume qu’il doit y être rendu  vers la fin de l’année 1787.

Il fera réparer et ravitailler ses bâtiments, et attendra, dans le port, le retour de la mousson du sud-ouest, qui est ordinairement établie au commencement de mars. Il pourra cependant retarder son départ jusqu’au 1er avril si ses équipages ont besoin d’un plus long repos…

De quelque durée que soit son séjour, en quittant ce port, il dirigera sa route pour passer par le détroit qui sépare l’île de Formose de la côte de la Chine, ou entre cette île et celles qui en sont à l’est.

Il visitera la côte occidentale de Corée et le golfe de Hoan-Hay… Il reconnaîtra ensuite la côte orientale de cette presqu’île, celle de la Tartarie, où se fait la pêche des perles, et celle du Japon à l’opposé. Toutes ces côtes sont absolument inconnues aux Européens…

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Objets relatifs à la politique et au commerce

Les îles du grand Océan équatorial offriront peu d’observations à faire relativement à la politique et au commerce. Leur éloignement semble devoir ôter toute idée aux nations de l’Europe d’y former des établissements, et l’Espagne seule pourrait avoir quelque intérêt à occuper des îles qui, se trouvant situées à peu près à distance égale de ses possessions d’Amérique et d’Asie, présenteraient des points de relâche et de rafraichissement à ses vaisseaux de commerce qui traversent le grand Océan.

Quoi qu’il en soit, le sieur de La Pérouse s’attachera principalement à étudier le climat et les productions en tous genres des différentes îles de cet Océan où il aura abordé, à connaître les mœurs et les usages des naturels du pays, leur culte ; la forme de leur gouvernement, leur manière de faire la guerre, leurs armes, leurs bâtiments de mer ; le caractère distinctif de chaque peuplade, ce qu’elles peuvent avoir de commun avec d’autres nations sauvages et avec les peuples civilisés, et principalement ce que chacune offre de particulier.

Dans celles de ces îles où les Européens ont déjà abordé, il tâchera de savoir si les naturels du pays ont distingué les différentes nations qui les ont visitées, et il cherchera à démêler quelle opinion ils peuvent avoir de chacune d’elles en particulier. Il examinera quels usages ils ont fait des différentes marchandises, les métaux, des outils, des étoffes et des autres objets que les Européens leur ont portés. Il s’informera si les bestiaux et les autres animaux et oiseaux vivants que le capitaine Cook a déposés sur quelques-unes de ces îles, y ont multiplié ; quelles graines, quels légumes d’Europe y ont le mieux réussi, quelle méthode les insulaires ont pratiquées pour les cultiver et à quel usage ils en emploient le produit. Partout enfin, il vérifiera ce qui a été rapporté par les navigateurs qui ont publié des relations de ces îles, et il s’attachera principalement à reconnaître ce qui a pu échapper aux recherches de ses prédécesseurs.

Si, dans la visite et le reconnaissance qu’il fera des îles du grand Océan équatorial, et des côtes des continents, il rencontrait à la mer quelque vaisseau appartenant à une autre puissance, il agirait vis à cis du commandant de ce bâtiment, avec toute la politesse et la prévenance établies et convenues entre les nations policées et amies ; et, s’il en rencontrait dans quelque port appartenant à un peuple considéré comme sauvage, il se concerterait avec le capitaine du vaisseau étranger, pour prévenir sûrement toute dispute, toute altercation entre les équipages des deux nations, qui pourraient se trouver ensemble à terre, et pour se prêter un mutuel secours dans le cas où l’un ou l’autre serait attaqué par les insulaires ou les sauvages.

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De la conduite à tenir avec les naturels des pays où les deux frégates pourront aborder.

A son arrivée dans chaque pays, le sieur de La Pérouse s’occupera de se concilier l’amitié des principaux chefs, tant par marques de bienveillance que par des présents ; et il s’assurera des ressources qu’il pourra trouver sur le lieu, pour fournir aux besoins de ses vaisseaux. Il emploiera tous les moyens honnêtes pour former des liaisons avec les naturels du pays.

Il cherchera à connaître quelles sont les marchandises ou objets d’Europe auxquelles ils paraissent attacher le plus de prix, et il en composera un assortiment qui leur soit agréable, et puisse les inviter à faire des échanges.

Il sentira la nécessité de mettre en usage toutes les précautions que la prudence suggère, pour maintenir sa supériorité contre la multitude, sans être obligé d’employer la force ; et, quelque bon accueil qu’il reçoive des sauvages, il est important qu’il se montre toujours en état de défense, parce qu’il serait à craindre que sa sécurité ne les engageât à tenter de le surprendre.

Dans quelque circonstance que ce soit, il n’enverra aucune chaloupe ou autre bâtiment à terre, qu’il ne soit armé de ses canons, munis de fusils, de sabres, de haches d’armes et de munitions de guerre en quantité suffisante, et qu’il ne soit commandé par un officier, à qui il ordonnera de ne jamais perdre de vue le bâtiment dont il est chargé et d’y laisser toujours quelques hommes pour la garde.

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Le sieur de La Pérouse, dans toutes les occasions, en usera avec beaucoup de douceur et d’humanité envers les différents peuples qu’il visitera dans le cours de son voyage.

Il s’occupera, avec intérêt et zèle, de tous les moyens qui peuvent améliorer leur condition, en procurant à leur pays les légumes, les fruits et les arbres utiles en Europe ; en leur enseignant la manière de les semer et de les cultiver ; en leur faisant connaître l’usage qu’ils doivent faire de ces présents, dont l’objet est de multiplier sur le sol les productions nécessaires à des peuples qui tirent presque toute leur nourriture de la terre..

Si des circonstances impérieuses qu’il est de la prudence de prévoir dans une longue expédition, obligeraient jamais le sieur de La Pérouse à faire usage de la supériorité de ses armes sur celles des peuples sauvages, pour se procurer, malgré leur opposition, les objets nécessaires à la vie, tels que subsistances, du bois de l’eau, il n’userait de la force qu’avec la plus grande modération, et punirait avec une extrême rigueur ceux de ses gens qui auraient outrepassé ses ordres. Dans tous les autres cas, s’il ne peut obtenir l’amitié des sauvages par les bons traitements, il cherchera à les contenir par la crainte et les menaces ; mais il ne recourra aux armes qu’à la dernière extrémité, seulement pour sa défense, et dans les occasions où tout ménagement compromettrait décidément la sûreté des bâtiments ou la vie des Français, dont la conservation lui est confiée.

Sa Majesté regarderait comme un des succès les plus heureux de l’expédition, qu’elle pûr être terminée sans qu’il en eût coûté la vie d’un seul homme.

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(sources : textes choisis et commentés dans La Politique de Nos Rois par Charles Kunstler Librairie Fayard 1944)

Notes complémentaires :

-          James Cook (1728-1779) explore de 1768 à 1779 (décès à Hawaï) : côte est de l’Australie, Nouvelle Calédonie, îles Tonga et Sandwich.

-          Jean François Galaup de La Pérouse (1741-1788) commandant de « L’Amazone » en 1779 faisant partie de l’escadre La Motte Picquet pour les Antilles ; responsable du voyage autour du monde avec « La Boussole » et « L’Astrolabe » ; les deux navires se perdront sur les rivages de l’île de Vanikoro –  iles Santa Cruz -  (1785-1788).

-          Jean-Baptiste Prévost de Sansac de Traversay (1754-1831) né aux Antilles, officier de la Royale sous Louis XVI, se distinguant dans la guerre d’indépendance américaine à la bataille de la Chesapeake, conduit en Suisse par la Révolution Française, répond avec l’assentiment du roi Louis XVI à une invitation de l’impératrice Catherine de Russie pour rejoindre Saint-Pétersbourg et reconstituer la marine russe dont il deviendra le Ministre pendant 17 ans ; or à cette époque les russes organisaient des explorations vers l’Arctique côté Pacifique et vers l’Antarctique qu’ils furent les premiers à atteindre ; quoi de plus normal que de retrouver Traversay ou Traversey ou Traverse (du fait des mauvaises traductions) dans le nom de certaines des îles Marshall (Bikini) ex Sandwich du Nord et toujours d’actualité dans les Sandwich du sud, possession anglaise de l’Atlantique sud. (voir le livre de Madeleine du Chatenet : « Traversay, un français ministre de la Marine des Tsars » chez Tallandier)

-          Jacques Defermon (1756-1831) propose en 1791 à l’Assemblée Constituante de décréter l’impression du voyage de La Pérouse – réalisé par Millet-Mureau en 1797 ; peu après, il fait décréter par la même assemblée l’armement de deux gabarres pour aller à la recherche de La Pérouse.

-          Le voyage d’Entrecasteaux et de Kermadec sur « La Recherche » et « L’Espérance » en 1791-94 : le but premier de ce voyage est de retrouver les deux vaisseaux commandés par Jean-François de La Pérouse dont on est sans nouvelle. Les côtes sud de la Tasmanie et de l'Australie. Le capitaine Kermadec meurt en mai 1793, le capitaine d'Entrecasteaux en juillet de la même année. L'expédition est alors dirigée par un royaliste qui ayant eu écho de la Terreur régnant en France préfère se diriger vers les colonies hollandaises. L'équipage est alors arrêté et les collections d'histoire naturelle récoltées durant l'expédition offertes par les Hollandais aux Britanniques. Celles-ci sont sur la demande expresse de Sir Joseph Banks (1743-1820) rendues à la France.

-          Jules Dumont d’Urville (1790-1842) le dernier grand marin des découvertes ; voyage de 1822 à 1825 sur « La Coquille » commandée par Duperré pour un voyage de découverte autour du monde, de 1826 à 1829 sur « L’Astrolabe » - Nouvelle-Zélande puis Tonga-Tabou puis à Hobart-Town et Vanikoro sur les traces de La Pérouse - Quarante ans après les évènements, il retrouvait sur les rivages de l’île Vanikoro, en plein Pacifique, les débris de la Boussole et de l’Astrolabe ; de 1837 à 1840 sur « L’Astrolabe » et « La Zélée» au pôle sud et en Océanie, il découvre la Terre Adélie.