Faire de l’ombre à son voisin

 

-          jurisprudence récente -

 

 

 

La propriété, nous dit l’article 544 du Code civil, est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu que l’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et par les règlements ; le droit de propriété est donc un droit absolu mais un droit tout de même limité… Essayons d’appliquer ce principe général aux pertes d’ensoleillement provoquées de son fait chez un voisin.

 

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La doctrine initiale de l’abus du droit de propriété

A l’origine, la perte de soleil et aussi de vue, notamment sur l’horizon, ne s’indemnisait pas. Le droit de propriété était tout-puissant. Une seule exception concernait les situations abusives ; « le droit cesse là où l’abus commence » ; fondée sur un ancien arrêt Clément-Bayard – chambre des requêtes du 31 août 1915 - , la doctrine de l’abus du droit de propriété supposait une faute commise dans l’intérêt de nuire au propriétaire voisin.


La responsabilité civile du nouvel article 1240 du code civil – ancien article 1382 avant l’ordonnance du 10 février 2016 –

Par la suite, faire de l’ombre à son voisin se réglait au moyen d’une action très générale, celle de la responsabilité civile : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer » . Il faut là aussi rapporter la preuve d’une faute commise, mais également celle d’un préjudice subi et puis un lien de causalité.

 

La responsabilité pour trouble de voisinage qualifié d’anormal – article 544 du code civil –

Désormais, l’action est plutôt engagée sur la base de la responsabilité sans faute, pour trouble de voisinage. La formation de ce droit est prétorienne – C Cass 3ème ch civ du 4 février 1971 et C Cass 2ème ch civ n°84-16379 du 19 novembre 1986 . Il faut ici prouver, non plus une faute, mais un caractère anormal, en quelque sorte inacceptable, du trouble apporté à un voisin dans la jouissance de son immeuble. Le trouble peut être sonore, visuel, olfactif et même esthétique ; il peut provenir d’un risque – d’incendie – ou d’une gêne apportée à l’usage du fond voisin. La réparation se fait en nature – démolition – ou par équivalent – dommages et intérêts - .

L’ensoleillement ne constitue pas un droit acquis ; ainsi la responsabilité pour trouble doit s’apprécier en fonction de la situation créée et non du privilège perdu ; car tout propriétaire doit s’attendre à être privé d’un tel avantage, sauf à rendre impossible toute évolution du tissu construit – C Appel Toulouse 1ère ch n°2330/89 du 17 septembre 1991 - .

A la Cour de Cassation, l’importance du trouble est de l’appréciation souveraine des juges du fond ; la perte d’ensoleillement doit excéder le risque encouru du fait de l’installation en milieu urbain – C Cass 3 ème ch civ n°14-16729 du 29 septembre 2015 – ; la dépréciation d’un bien, du fait de la construction d’un immeuble voisin, ne constitue pas en soi un trouble anormal – C Cass 3ème ch civ n°15-16977 du 30 juin 2016 - ; outre l’appréciation souveraine des juges du fond, la perte d’ensoleillement doit être significative, elle doit être prouvée, notamment par une expertise judiciaire attestant d’un taux de perte – C Cass 3ème ch civ n°28591 du 19 janvier 2017 - ; le juge du fond doit répondre à tous les argumentaires, il doit donc motiver totalement sa décision – C Cass 3ème ch civ n°15-28133 du 7 septembre 2017- ; la décision judiciaire doit tenir compte de l’importance du trouble causé et de la dépréciation qui l’affecte, pas forcément du caractère disproportionné de la sanction, ici une démolition – C Cass 3ème ch n°16-13309 du 7 décembre 2017 sur CA de Nancy du 29 juin 2015 – décision largement diffusée dans la presse, l’immeuble se situait à Essay les Nancy ; la Cour contrôle seulement que le juge du fond ait légalement justifié sa décision ; également, l’on ne saurait jamais exiger que l’ensoleillement dont on bénéficiait ne soit jamais modifié – C Cass 3ème ch civ n°17-18238 du 17 mai 2018 –

 

A la Cour Européenne des Droits de l’Homme

L’article 1 du protocole additionnel numéro 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales protège le droit de propriété : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens » .

Il a été jugé que le principe général selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » ne constituait pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété, tel que protégé par la Convention Européenne des Droits de l’Homme – C Cass 2ème ch civ n°02-16303 du 23 octobre 2003 –

La Cour de Strasbourg a eu à se prononcer sur les troubles de voisinage dans deux affaires : Miscaleff/Malte du 15 octobre 2009 dite affaire du cordon à linge et Oluic/Croatie du 20 mai 2010.

 

Troubles de voisinage et panneaux solaires

La pose de panneaux solaires a été seulement évoquée lors d’un litige pour tenter d’en déduire plus encore une gêne excessive du voisin et une impossibilité de jouir complètement de sa propriété ; en réponse, le juge constate que le demandeur ne démontrait pas l’impossibilité réelle de poser ces panneaux – C Cass 3ème ch civ n° 11-18791 du 13 juin 2012 sur CA Aix en Provence du 14 mars 2011.

Une réponse ministérielle apporte une précision lorsque des arbres, même situés à la distance légale, privent de l’apport de soleil une propriété comprenant des panneaux photovoltaïques sur un toit :

«En cas de trouble de voisinage causé au fonds voisin, le juge faisant application de la théorie des troubles de voisinage peut contraindre le propriétaire des plantations à procéder à leur élagage. La jurisprudence détermine dans le cadre de son pouvoir souverain d'appréciation et en fonction des cas d'espèce les obligations qui doivent être imposées au propriétaire des plantations. Cette appréciation au cas par cas permet de préserver le patrimoine écologique que constituent les arbres, d'appliquer de manière adaptée les règles destinées à créer les conditions d'un bon voisinage entre propriétaires de fonds jointifs et d'atteindre un juste équilibre entre les droits et les obligations de chacun des propriétaires riverains.» - Réponse publiée au JO le 30 avril 2013 page 4800 - .

 

L’ombre, pour un tout autre litige …

Il arrive parfois qu’une ombre portée chez le voisin soit un tout premier motif de débat mais que ce dernier s’oriente différemment, vers par exemple un litige sur les distances de plantations par rapport au fond voisin, ou sur les distances et les cotes altimétriques d’une construction, ou encore la remise en cause d’un permis de construire pour méconnaissance des règles d’urbanisme applicables, voire la remise en cause d’un document d’urbanisme ! Attention, lorsqu'une construction a été édifiée conformément à un permis de construire, les actions tant administratives que judiciaires sont désormais régies par l’article 480-13 du code de l’urbanisme, avec effet immédiat de la loi nouvelle - C civ 3ème ch n°16-11081 du 23 mars 2017 - .

 

Procédure : les actions en responsabilité sont de la compétence des juridictions judiciaires, le recours en annulation d’un permis de construire, ou d’une quelconque autorisation administrative, de la compétence des juridictions administratives ; l’action en responsabilité se prescrit par cinq ans à compter du jour où le titulaire du droit à réparation a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer – article 2224 du code civil – mais l’action est également forclose deux années après l’achèvement de travaux ayant fait l’objet d’une autorisation d’urbanisme – art L480-13 du code de l’urbanisme.

 

Au final, si l’on doit prendre en considération l’un des droits de propriété, il faut bien évidemment en faire de même pour l’autre; en toute logique, l’un et l’autre des deux voisins peuvent invoquer le bénéfice de l’article 544 du code civil : l’un pour faire valoir la liberté de son droit, l’autre pour reconnaitre que compte tenu de son propre droit, celui du voisin doit être limité ! …  

Et donc, n’y aurait-il pas deux sortes d’ombre, celle issue du manque de soleil et puis celle émanant du voisin qui réclame une indemnisation ; à un certain stade et à défaut d’accord amiable, les relations de voisinage sont malheureusement altérées ; une décision judiciaire sera prise, elle devra tenir compte de toutes les circonstances, répondre à toutes les prétentions - mais ne pourra pas les satisfaire toutes - , elle veillera à la meilleure équité possible entre les différents droits de propriété !

 

 

                                                                                                                                         YDF