La réforme de l’abus de droit

Une menace pour le démembrement de propriété

 

 

La loi de finances pour 2019

L’article 109 de la loi de finances pour 2019 introduit dans le Livre des Procédures Fiscales (L.P.F.) un nouvel article L 64 A apportant une nouvelle définition de l’abus de droit ainsi libellée :

« Afin d'en restituer le véritable caractère et sous réserve de l'application de l'article 205 A du code général des impôts, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes qui, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. »
« En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige peut être soumis, à la demande du contribuable ou de l'administration, à l'avis du comité mentionné au deuxième alinéa de l'article L. 64 du présent livre. »

Cet article s’applique aux rectifications notifiées à compter du 1er janvier 2021 portant sur des actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020.

 

Le dispositif qui visait jusqu’alors les abus de droit résultait de l’article précédent L. 64 du même code ; celui-ci  a été maintenu, de sorte que le dispositif comprend désormais deux niveaux de mesures :

« Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. »

 

Les opérations incriminées devaient avoir jusqu’alors un objectif exclusivement fiscal ; désormais, il suffira d’un objectif principalement fiscal.

 

Les tentatives précédentes

Les tentatives de l’Administration fiscale en vue d’élargir le champ d’application de l’abus de droit et de sanctionner un objectif essentiellement fiscal, ont été assez nombreuses …

D’abord jurisprudentielles, tant au niveau du Conseil d’Etat que de la Cour de Cassation :

-        Arrêt du Conseil d’Etat du 10 juin 1981 n° 19 079 : l’abus de droit était admis si deux conditions cumulatives étaient réunies : la fictivité des opérations et le but exclusivement fiscal.

-        Arrêt de la Cour de Cassation du 16 octobre 1984 n°734 : la Cour s’aligne sur le Conseil d’Etat en retenant tout de même une alternative : une opération non fictive peut quand même constituer un abus de droit si elle a pour but exclusif d’éluder l’impôt .

-        Les deux Hautes Cours ont marqué le même souci de ne pas sanctionner la simple habileté fiscale : voir arrêt du Conseil d’Etat du 2 mars 1987 n°51 846.

-        Un arrêt plus récent du Conseil d’Etat, du 17 juillet 2013, a procédé à une comparaison de l’avantage économique et de l’avantage fiscal retirés respectivement par le contribuable de l’opération critiquée : si l’avantage fiscal est prépondérant par rapport à l’avantage économique – réel – il considère alors que le contribuable a été inspiré par un motif exclusivement fiscal ; en l’espèce, l’opération litigieuse n’avait procuré à l’entreprise qu’un avantage de trésorerie minime…

 

Un projet de loi de finances de 2014 allait déjà proposer en son article 100, une mesure similaire à celle d’aujourd’hui, mais celle-ci avait été censurée par le Conseil Constitutionnel au motif que la sanction envisagée avait été considérée comme confiscatoire – nullité de l’acte et pénalités de 40 ou 80% -

 

La charge de la preuve

La charge de la preuve incombait principalement à l’Administration ; mais, quand est-il aujourd’hui ? D’après Mme Peyrol, députée et auteure de l’amendement, « il sera possible aux familles de prouver dans quel but la succession est organisée … » : ne serions-nous pas là devant un cas d’inversion de la charge de la preuve ? Il nous faudra en savoir plus à ce sujet.

Précédemment, une seule situation existait de charge de la preuve au contribuable : lorsque, en cas d’intervention de la Commission de Répressions des Abus de Droit ou CRAD, celle-ci avait statué en faveur de l’Administration, les recours ultérieurs pouvaient toujours être soutenus par le contribuable mais avec les preuves à sa charge.

 

L’extension du rescrit au nouvel abus de droit

Le rescrit est une mesure de traitement préventif de la fiscalité : Tout contribuable a la possibilité de demander à l’administration fiscale qu’elle formule son avis et donne son interprétation relative à un texte fiscal ou à une situation au regard du droit fiscal. Il peut s’agir d’une demande d’interprétation quant à une exonération d’impôt, un dégrèvement d’impôt, une réduction d’impôt ou encore le calcul de l'impôt ; cette demande d’interprétation concerne tout type d’impôts.

L’extension est prévue à l’article L 64 B du Livre des Procédures Fiscales :

-        La nouvelle procédure d’abus de droit fixée à l’article L 64 A du L.P.F. ne pourra s’appliquer lorsqu’un contribuable, préalablement à la conclusion d’un ou plusieurs actes, aura consulté par écrit l’administration fiscale centrale en lui fournissant tous éléments utiles pour apprécier la portée véritable de cette opération et que l’administration n’aura pas répondu dans les six mois à compter de la demande.

 

Les questions ministérielles

Dès la parution de la loi de finances, il y eut une levée de boucliers ; l’administration fiscale chercha rapidement à rassurer ; un communiqué publié le samedi 19 janvier, par le ministère de l’Action et des Comptes publics précise que « la nouvelle définition de l’abus de droit ne remet pas en cause les transmissions anticipées de patrimoine, notamment celles pour lesquelles le donateur se réserve l’usufruit du bien transmis, sous réserve bien entendu que les transmissions concernées ne soient pas fictives ».

Et puis l’on y ajoute : «la loi fiscale elle-même encourage les transmissions anticipées de patrimoine entre générations parce qu’elles permettent de bien préparer les successions, notamment d’entreprises, et qu’elles sont un moyen de faciliter la solidarité intergénérationnelle».

Les questions ministérielles auprès du ministère de l’action et des comptes publics pour obtenir des précisions et des certitudes, ne manquent pas :

AU SENAT :

-   Question n° 08407 posée par M. Claude Malhuret le 10 janvier 2019 sur la définition de l’abus de droit

-   Question n° 08630 posée par M. Jean-Noël Cardoux le 31 01 2019 sur la définition de l’abus de droit

 

-   Question n° 08670 posée par M. Claude Malhuret le 31 janvier 2019 sur une demande de précisions quant à la nouvelle définition de l’abus de droit

-   Question n° 09965 posée par Mme Catherine Procaccia le 11 avril 2019 sur le don de la nue-propriété

 

A L’ASSEMBLEE NATIONALE :

-   Question écrite n°15848 posée par M Eric Alauzet le 15 janvier 2019 sur le démembrement en usufruit

-   Question écrite n°15849 posée par M Louis Aliot le 15 janvier 2019 sur la redéfinition de l’abus de droit en matière fiscale

-   Question écrite n°15982 posée par M Thibault Bazin le 22 janvier 2019 sur l’abus de droit et démembrement de propriété

-   Question écrite n°16212 posée par Mme Constance Le Grip le 29 janvier 2019 sur la nécessité d’une clarification de la définition de l’abus de droit

-   Question écrite n°16264 posée par Mme Thiphanie Degois le 29 janvier 2019 sur la clarification de l’administration fiscale sur l’abus de droit

-   Question écrite n°17239 posée par M. Éric Straumann le 26 février 2019 sur la nouvelle définition de l’abus de droit et les donations en nue-propriété

-   Question écrite n°17325 posée par M. Patrick Hetzel le 26 février 2019 sur la fiscalité du démembrement de propriété

Les réponses se font attendre auprès des deux assemblées parlementaires ; elles auront lieu, le moment venu, sans doute  en « tir groupé » ! …

 

 

 

Voici le texte de la question écrite n° 08670 de M. Claude Malhuret (Allier - Les Indépendants) publiée dans le JO Sénat du 31/01/2019 - page 496

M. Claude Malhuret attire l'attention de M. le secrétaire d'État, auprès du ministre de l'action et des comptes publics à propos de la nouvelle définition de l'abus de droit incluse dans la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019, tenant compte du report de son entrée en vigueur au 1er janvier 2020, report destiné à permettre une concertation avec les professionnels du droit afin de garantir la sécurité juridique des contribuables. Il lui demande de préciser clairement si certaines opérations fondées sur la volonté d'une transmission anticipée du patrimoine pourraient être critiquables au regard de l'abus de droit, particulièrement la donation de biens consomptibles par le premier usage au sens de l'article 587 du code civil (ex : donation de créances monétaires) avec réserve de quasi-usufruit qui permet éventuellement à l'usufruitier de se servir du bien donné à charge de rendre à la fin de l'usufruit des choses de même valeur, ou encore la donation de biens non consomptibles dans laquelle il pourrait être inclus que, dans le cas de la vente du bien par la volonté conjointe de l'usufruitier et du nu-propriétaire et en application de l'alinéa 2 de l'article 621 du code civil, l'usufruit pourrait être reporté sur le prix, donc sur des deniers.
Ces opérations patrimoniales classiques, en rien fictives, peuvent transformer les biens donnés en dette
monétaire confirmant bien l'appauvrissement du donateur et en créance monétaire participant de l'enrichissement et de la solvabilité du nu-propriétaire.

- Transmise au Ministère de l'action et des comptes publics

- En attente de réponse du Ministère de l'action et des comptes publics.

 

Alors, que doit-on attendre de la réponse ministérielle : à notre avis, pas grand-chose ; celle-ci va reprendre avec un peu plus de formes et toute en politesse le communiqué du 19 janvier 2019 ; le texte adopté convient parfaitement à l’Administration qui souhaitait l’élargissement du contrôle depuis plusieurs années ; la réponse ne cherchera pas à en restreindre la portée, encore moins à résoudre tous les problèmes et les cas auxquels la pratique professionnelle sera immanquablement confrontée.

 

Des zones d’ombres pour de multiples hypothèses de démembrement

En marge des donations démembrées, des zones d’ombres subsistent pour d’autres opérations ; de nombreux schémas patrimoniaux prévoyant des démembrements de la propriété pourraient être remis en cause, notamment les achats à titre onéreux en démembrement, ou encore les souscriptions d’actions ou de parts de société en démembrement, également les démembrements portant sur les produits d’assurances-vie, au niveau de la souscription ou bien de la clause bénéficiaire.

 

Les achats à titre onéreux en démembrement :

V vend un bien à A1 pour l’usufruit et à A2 pour la nue-propriété.

Ici, l’abus de droit sera certainement retenu, au moment de la succession de A1.

 

Par contre, qu’en sera-t-il d’une transmission à titre gratuit portant sur un bien à acquérir ; celle-ci peut se faire de deux manières :

Premier cas : A1 achète seul un bien

Puis en se réservant l’usufruit, il transmet à A2 la nue-propriété du bien

Deuxième cas : A1 fait un don manuel à A2 des fonds nécessaires à son achat en nue-propriété

Puis achat d’un bien par A1 pour l’usufruit et par A2 pour la nue-propriété

Les deux cas aboutissent au même résultat, mais seront-ils traités de la même manière dans le cadre de ce nouveau régime d’abus de droit ?

Autrement dit, les achats en démembrement précédé d’un don manuel seront-ils assimilés à des transmissions anticipées de patrimoine ou bien seront-ils réputés abusifs comme étant des opérations à titre onéreux ?

 

Les souscriptions d’actions ou de parts de société en démembrement

Une société peut s’insérer dans une propriété démembrée ; on peut même aboutir à un double démembrement, un premier sur le bien et un second sur les parts de la société.

Au niveau du bien, la société peut être plein propriétaire de celui-ci ou bien seulement nu-propriétaire,

Au niveau des parts de la société, il est possible d’avoir des associés plein-propriétaires mais aussi des associés tantôt usufruitiers, tantôt nu-propriétaires.

Là encore, le démembrement peut être créé à partir soit d’une donation - de bien ou de parts -, soit d’une acquisition - ou un apport - , soit enfin d’un don manuel suivi d’une acquisition.

Dans ces situations multiples, comment la réforme de l’abus de droit s’appliquera-t-elle ?

 

Le nouveau texte sur les abus de droits viserait peut-être encore les cessions d’actifs précédées d’une donation ; il s’agit ici d’annihiler toute plus-value de cession, aussi bien d’un bien immobilier que d’un titre financier – : le prix d’acquisition retenu pour le calcul de la plus-value est pour le donataire-cédant (celui qui reçoit puis cède) la valeur fixée dans la donation – et non plus le prix d’achat d’origine –

V vend un bien à A ---> plus-value chez le vendeur

V1 donne le bien à V2 lequel revend à A ---> pas de plus-value quand l’évaluation à la donation est égale au prix de vente.

 

De nombreuses autres situations devront être clarifiées au regard du nouveau texte :

-        les démembrements concernant les assurances-vie,

-        Les délocalisations pour payer moins d’impôts,

-        Les absorptions par une (petite) société déficitaire d’une (grosse) société bénéficiaire,

-        Les cessions d’entreprises précédée d’une transformation de SARL en SA ayant notamment pour but de payer moins de droits d’enregistrement …

 

Les différents intervenants-responsables, Bénédicte Peyrol, députée et Gérard Darmanin ministre, ainsi que leurs services respectifs, auront-ils tout prévu pour ces différents cas d’espèces ? Auront-ils également réglé la dualité entre l’article 109 de la loi – ci-dessus - avec le dispositif  anti-abus en matière d’impôts sur les sociétés prévu à l’article précédent numéro 108 ? Les personnes concernées par toutes ces opérations, qu’ils soient des particuliers ou des juristes professionnels, vont-ils recevoir les clarifications nécessaires et puis pouvoir rester serein avec ce nouveau dispositif ?

Dernière remarque : la réforme veut, a-t-on dit : « lutter contre l’optimisation agressive et l’évasion fiscale internationale des entreprises » : vu une réponse dans la presse : le souhait que tout cela ne se transforme pas en une augmentation de simples contrôles de proximité avec une inversion de l’agressivité…

 

Affaire à suivre …