La théorie de l’imprévision – l’arrêt du canal de Craponne

Source : wikipédia

La théorie de l'imprévision nous indique que, dans le cadre de l'exécution d'un contrat administratif, le cocontractant de l'Administration doit poursuivre l'exécution du contrat même si survient un événement imprévisible et temporaire qui la rend plus difficile. Il aura droit à une indemnisation partielle du préjudice qui lui est causé. Rejetée par le juge judiciaire, cette théorie est en principe acceptée par le juge administratif français.

Contenu de la théorie

La théorie de l'imprévision a été fixée dans l'arrêt « Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux » du Conseil d'État du 30 mars 1916[1]. Son fondement est l'intérêt général.

L'événement doit être étranger à la volonté des parties, contrairement au cas envisagé par la théorie du fait du Prince. Il doit être également anormal et imprévisible lors de la conclusion du contrat. Comme son effet est temporaire, il ne constitue pas un cas de force majeure qui entraînerait la fin du contrat. Il peut s'agir d'un aléa économique ou de l'intervention d'un tiers.

La théorie de l'imprévision s'oppose à la théorie des sujétions imprévues dans la mesure où elle prévoit une indemnisation partielle et non intégrale du cocontractant.

Jurisprudence

Dans le cas de l'arrêt Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux, cette compagnie, concessionnaire de la Ville de Bordeaux pour l'éclairage public (à cette époque l'éclairage fonctionnait au gaz dit « de houille ») avait subi du fait de la guerre une augmentation du prix du charbon de plus de cinq fois, totalement imprévisible lors de la signature du contrat de concession.

Le Conseil d'État considéra que, bien que le concessionnaire dût normalement assumer les variations du prix des matières premières qui constituaient un aléa du traité de concession, ce quintuplement du prix du charbon était totalement imprévisible et extérieur à la volonté des parties. Il décida donc, d'une part, que la compagnie devait continuer à assurer l'exécution du service mais, d'autre part, qu'elle devait obtenir de la Ville de Bordeaux une indemnisation des conséquences de cette situation.

Depuis cet arrêt la jurisprudence administrative a précisé cette théorie qui ne saurait se résumer à l'indemnisation d'un simple manque à gagner ou être confondu avec le fait du prince ou la stricte force majeure.

En revanche la Cour de cassation a fermement rejeté toute possibilité pour le juge du fond de modifier les conventions au visa de l'article 1134 du Code civil qui dispose que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi. » Cette position très ferme de la Cour de cassation est consacrée par l'arrêt du 6 mars 1876, Canal de Craponne[2].

Désormais, il est constant d'insérer, tant dans les contrats administratifs que civils, des clauses d'indexation des prix, basées sur divers indices tels que l'indice de la construction et d'autre part des clauses de hardship, permettant la renégociation du contrat lorsque l'économie de celui-ci a été profondément bouleversée, afin d'assurer une sécurité économique au contrat, outil naturel de la sécurité juridique de la relation d'affaires.

Notes et références

  1. Conseil d'État, 30 mars 1916, Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux [archive], publié au recueil Lebon, p. 125..
  2. Publié au GAJC (Grands Arrêts de la Jurisprudence Civile), 11e édition, no 163

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L’arrêt « Canal de Craponne » est l’un des plus grands arrêts de la Cour de Cassation française en droit civil qui consacre le rejet de la théorie de l'imprévision, c'est-à-dire la révision pour imprévision en droit contractuel. C’est devenu un arrêt emblématique de la force obligatoire du contrat.

Il a été rendu  le 6 mars 1876 par la Chambre civile de la Cour de cassation au visa de l’article 1134 ancien du Code civil français.

Les faits

Depuis le XVIe siècle, le propriétaire d’un canal d’irrigation percevait la redevance de 3 sous pour l’entretien et la fourniture d’eau à la plaine voisine. À cause de la dépréciation monétaire de trois siècles, cette redevance était devenue complètement dérisoire et inadaptée ; elle ne couvrait même plus les frais d’entretien du Canal. Le propriétaire décide de saisir les tribunaux afin de faire revaloriser la redevance prévue aux conventions de 1560 et 1567.

La procédure

Le propriétaire saisit la Cour d’Appel d’Aix qui rend son arrêt le 31 décembre 1873. Un pourvoi est formé par le bénéficiaire du contrat, la Cour de cassation rend son arrêt de principe le 6 mars 1876.

Le problème de droit

Peut-on porter atteinte à la force obligatoire du contrat lorsque les circonstances économiques ont changé de telle sorte qu’il n’y a plus d’équilibre contractuel ?

Solution de la Cour de cassation

La Cour de cassation rejette l’idée de révision du contrat par le juge, même en cas de changement profond des circonstances affectant l’équité du contrat. Puisque « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » (article 1134 ancien du Code civil[1]), il n’y a pas lieu d’autoriser le juge à se placer au-dessus de la loi voulue par les parties. Tant que les conditions essentielles du contrat sont réunies, il n’y a pas lieu de réviser le contrat.

Contournement de l’imprévision

Critiques de l’Arrêt

De nombreux auteurs se sont élevés et s’élèvent encore contre cette solution. Ils estiment qu’elle ne prend pas en compte la réalité économique du contrat et ne laisse pas suffisamment d’amplitude à l’office du juge. Au soutien de leurs idées, ils ont tour à tour affirmé que la volonté commune des parties voulait que le contrat subsiste si les choses restaient en l’état, que le cocontractant en situation de difficulté subissait une lésion, que le cocontractant qui profite du déséquilibre s’enrichit sans cause, qu’il pourrait y avoir situation de force majeure pour le cocontractant en difficulté ou encore et surtout, que la bonne foi dans les contrats (article 1134 al. 3) impose au créancier de renégocier le contrat qui ne présente plus aucun intérêt pour le débiteur .

Certains arrêts ont imposé une obligation de renégocier les contrats devenus déséquilibrés sur le fondement de l’exigence de bonne foi :

  • Com. 3 novembre 1992[3], Huard, pourvoi n° 90-18.547, JCP G 1993, II, 22164, obs. G. Viramassy ; RTD Civ 1993, p. 124 s., obs. J. Mestre ; Defrénois 1993, p. 1377, obs. JL Aubert.
  • Com. 24 novembre 1998[4], pourvoi n° 96-18.357, D. 1999, IR p. 9 ; Contrats, conc., consomm. 1999 1999, Comm. n°56, obs. M.Malaurie-Vignal ; Defrénois, 1999, p. 371, obs. D. Mazeaud ; JCP 1999, I, 143, obs. Ch. Jamin ; RTD civ. 1999, p. 98, obs. J. Mestre et 646, obs. P.Y. Gautier.
  • Civ. 1re, 16 mars 2004[5], pourvoi n° 01-15.804, D. 2004, jurisprudence p. 1754.

Cependant, ces arrêts demeurent isolés et ambigus. De plus, ils ne mettent pas d’obligation au succès de la renégociation.

En droit administratif, l’arrêt du Conseil d’État « Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux » de 1916 accepte l’idée d’imprévision tant que l’événement est imprévisible, extérieur aux parties et bouleverse l’économie du contrat.

Désormais, l'ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations met fin à cette jurisprudence puisque le nouvel article 1195 du code civil définit les circonstances et modalités d'une telle révision.

Solutions étrangères

La théorie de l’imprévision est admise par le droit suisse (clause rebus sic stantibus).

Le Royaume-Uni [6] a, dans un premier temps, refusé de reconnaitre l’imprévision comme une cause d’exonération d’exécution du contrat (Paradine v. Jane (1647 Al 26, 82 ER 897). Cependant un premier infléchissement à cette théorie a été accepté par les Cours anglaises avec l’arrêt Taylor v. Caldwell (Taylor v. Caldwell (1863) 3 B & S 826). Cet arrêt reconnaissait l’existence d’ « implied terms » (clauses sous-entendues) par lesquelles les cocontractants acceptaient de mettre fin au contrat en cas de survenance d’événements rendant l’exécution particulièrement difficile pour une partie. C’est le principe de la « frustration ». Pourtant, cette pratique ne permettait pas de rétablir l’équilibre contractuel dans tous les cas. En 1956, la House of Lords a posé la théorie de la « frustration » comme règle objective du droit des contrats : L’exécution du contrat ne peut être exigée que si les circonstances sont les mêmes que lors de la conclusion du contrat. (Arrêt Davis Contractors ltd v. Fareham Urban District Council de 1956)

La théorie de l’imprévision a été adoptée lors des années 1920 (époque de l'inflation dite galopante) et se trouve dans le § 313 BGB (Code civil allemand).

  • Projet de droit européen des contrats :

Le projet de droit européen des contrats semble adopter la théorie de l’imprévision.

Notes et références

  1. Article 1134 ancien du Code civil sur Légifrance [archive]
  2. « Canal de Craponne : cassation civil 6 mars 1876 » [archive], sur playmendroit.free.fr (consulté le 22 mai 2010)
  3. « Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 3 novembre 1992, 90-18.547, Publié au bulletin » [archive]
  4. « Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 24 novembre 1998, 96-18.357, Publié au bulletin » [archive]
  5. « Cour de Cassation, Chambre civile 1, du 16 mars 2004, 01-15.804, Publié au bulletin » [archive]
  6. « ROYAUME UNI - La doctrine de la ‘frustration’ telle qu’admise par la Chambre des Lords dans l’arrêt Davis Contractors Ltd v. Fareham UDC (1956), par Mikaela Nilsson Par Philippe Guez le mercredi, février 27 2008, » , sur Droits des contrats (consulté le 22 mai 2010)