Les fictions juridiques

 

 

L’expression « fiction juridique » n’est citée qu’une seule fois dans le Code Civil, à l’article 751 ; et pourtant ce mécanisme de fiction est assez fréquent dans l’ensemble de notre système juridique ; il se retrouve à plusieurs endroits de notre droit, un peu à notre surprise, sans trop nous en rendre compte [1] ; essayons d’approfondir :

 

Les avoués de l’arrondissement de Rouen 1829

 

Définition

Une fiction juridique est un concept lié au droit, dont la définition est la suivante :

« Artifice de technique juridique, réservé au législateur et parfois au juge [2] , une sorte de « mensonge de la loi » pour le bienfait de celle-ci, consistant à « faire comme si », à supposer un fait contraire à la réalité, en vue de produire un « effet de droit », pour devenir juridiquement et socialement acceptable.

Il s’agit d’une manipulation de la réalité, fondée sur la logique du droit, qui peut s'exercer sur un fait, une situation ou une norme. Elle consiste soit à nier, soit à prétendre sciemment à une supposée vérité afin d'amener le débat non pas sur le terrain de la preuve comme pour les présomptions, mais du fond.

Les sources matérielles du droit, législatives ou jurisprudentielles font appel à la fiction pour exercer une emprise sur la réalité.

Artifice donc de la pensée, faire comme si et parfois mentir … on parle aussi de feinte juridique, le terme de « fiction juridique » n’est pratiquement jamais utilisé par le législateur   , et pourtant il est bien présent dans l’œuvre du rédacteur des lois.

 

Objectifs :

Le but de la fiction est de s’éloigner volontairement de la vérité mais pour un autre motif, soit l’équité, soit la nécessité sociale, soit encore créer une organisation juridique acceptable ; l’objectif principal est de créer des entités plus ou moins artificielles, en général assez proches des entités déjà connues, de façon à pouvoir en organiser le traitement (personnes morales, fonds de commerce) ; en vérité, l’homme a horreur du vide ; il lui faut des réponses à tout questionnement ; il doit conceptualiser toute la nature dans ses moindres détails, dans sa complexité ; le législateur doit apporter une cohérence à sa proposition de loi, quand il n’arrive pas à faire le tour de la question, il lui faut des subterfuges ; de son côté, le juge doit étayer sa réponse, il utilise pour cela les textes de lois à disposition et aussi d’autres arguments traditionnels comme les adages ou les fictions.

 

Un classement nécessaire

L’instauration d’un ou plusieurs régimes juridiques nécessite de mettre en place un catalogue de toutes les composantes de la nature, un classement complet, des sous-parties et une définition de chaque élément.

Le premier de tous les classements est bien celui des meubles et des immeubles, une véritable fiction que de vouloir diviser en deux parties distinctes l’ensemble de la nature, sans y admettre aucune exception …

 

Limites :

La fiction ne peut s’étendre à ce qui est impossible ou contre-nature ; de ce fait, la fiction aura un caractère limité, aucune extension ne sera possible.

La fiction est différente de la présomption ; cette dernière supplée au défaut de preuve ; un fait douteux cesse de l’être par l’effet de la présomption ; par contre, une fiction peut sur un fait assurément faux établir sa vérité ; par ailleurs la fiction est établie par la loi et elle n’admet pas de preuve contraire ; alors que la preuve contraire détruit les effets d’une présomption, du moins une présomption simple.

La fiction est différente d’une simulation laquelle est consécutive d’un mensonge et aboutit à une fraude ; or la fraude corrompt tout « Fraus omnia corrumpit » ; la simulation est réprouvée par la loi qui veut que l’on ramène la vérité.

 

Évolution :

La technique de fiction juridique remonte au droit romain, qui a fait un grand usage de ce concept et nous propose une manière d'envisager la critique de la hiérarchie commune en permettant dans les faits qu'une fiction devienne réalité ; les fictions y sont introduites par nécessité.

Le droit français continue à en adopter une partie, mais en y ajoutant plusieurs autres, toujours par nécessité ; les coutumes provinciales font état de nombreuses fictions qui permettent de régler un grand nombre de situations.

Avec la Révolution puis l’Empire, le grand mouvement de réformes fera l’usage de nombreuses fictions, notamment le code civil de 1804 [3] .

Le juriste allemand Rudolf von Jhering (1818-1892) le voyait comme « un mensonge technique consacré par la nécessité ».

Les droits coutumiers ou prétoriens, en particulier les systèmes de common law [4] , font traditionnellement un grand usage de fictions juridiques.

 

Les adages :

La fiction peut être formulée au moyen d’adages : l’adage est une énonciation, exprimée en latin ou en français, courte et facilement mémorisable, rendue crédible par son utilisation ancienne et qui relate un certain fait important tiré d'une expérience considérée comme vraie par la société.

En voici quelques exemples :

 

-                      « L’enfant à naître est supposé né chaque fois qu’il en va de son intérêt » (ou  Infans conceptus …) : une supposition donc avantageuse pour l’enfant.

 

-        « Nul n'est censé ignorer la loi »

Ce célèbre adage n'est inscrit dans aucun texte juridique ; pourtant il semble que cette règle s'applique à tous. La connaissance des lois par la population est le préalable au bon fonctionnement de tout système juridique. C'est ainsi que le législateur organise la publication des textes de loi ; parce que la loi a été publiée, on présume que « nul ne peut plus l'ignorer ». La publication de la loi est devenue la principale cause de la présomption de connaissance de textes de loi. C’est une contre-vérité, totalement irréaliste mais que l’on applique pour sécuriser l’Etat, pour éviter de voir le justiciable continuellement se prévaloir de son ignorance.

 

-        « Pater is est quem nuptiae demonstrant … »

Article 312 du code civil : « L’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari. » On parle ici de présomption de paternité, bien qu’il s’agissent en réalité d’une fiction.

 

-                      « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude » (ou Nemo auditur …) ; cet adage provient de la jurisprudence.

 

Distinctions

On distingue et classe les différentes fictions selon qu’elles concernent les personnes, les choses, le temps ou le lieu :

Concernant les personnes :

L’enfant conçu est réputé né dans les choses qui concernent son utilité ;

La légitimation des enfants par le mariage des parents ;

La légitimation des enfants malgré la nullité du mariage des parents ;

L’enfant émancipé est réputé majeur quoique mineur ;

La mort civile était de considérer une personne vivante comme étant morte ;

L’absence est traitée par des fictions : soit le cas où l’absent est réputé présent, soit le cas où il est réputé mort ;

Concernant les choses :

Donner le caractère d’immeuble à la chose qui ne l’est pas par nature ;

La subrogation d’un prix de vente au lieu et place d’un immeuble ;

La subrogation par suite d’un échange ;

Certaines fictions concernant les choses concernent aussi parfois les actes :

Certaines fictions sont établies sur la tradition ou sur la possession d’une chose :

La possibilité d’acquérir un bien par suite de sa possession ;

Par contre, la détention précaire est une forme de possession qui n’ouvre aucun droit ;

L’acquisition par possession de choses incorporelles ; on parle alors de quasi-possession ;

L’envoi en possession d’un héritage est instauré pour imiter la tradition d’un meuble ;

Le mort saisit le vif ;

Les cas de résolution ou de rescision ;

Concernant le temps :

L’effet rétroactif de la loi ;

La ratification rétroactive ;

L’acceptation d’une succession rétroactive au décès ;

La présomption concernant des conventions signées le même jour mais à des heures différentes ;

Concernant le lieu :

Le lieu présumé d’un acte à l’endroit où le paiement doit se faire ;

 

Des fictions peuvent se chevaucher sur une même situation, par exemple le cas de l’enfant posthume qui donc n’est pas encore né au décès, mais peut venir à une succession par représentation et y accéder dès le décès, c’est-à-dire avant même qu’il naisse …

 

Quelques exemples très actuels de fictions :

 

La notion de personnalité juridique.

La personnalité juridique est une fiction juridique attribuée aux personnes physiques (êtres humains) et aux personnes morales (groupements tels que : entreprises, associations, État et ses subdivisions).

 

La notion de personne morale

Article 1842 du code civil : « Les sociétés jouissent de la personnalité morale à compter de leur immatriculation. »

La personne morale est une fiction de la loi ; partant de la notion de personne physique qui a priori possède une personnalité juridique, le législateur a voulu accorder une personnalité juridique à d’autres entité ou groupement ; il cherche à traiter juridiquement les groupements par analogie au statut des êtres humains.

A la personnalité, se rattachent un certain nombre d’attributs : la possession d’un état civil (nom, domicile, sexe, etc.), le droit d’acquérir la propriété et d’ester en justice, la responsabilité civile et pénale, ainsi que des « droits de la personnalité » dont la liste varie selon les auteurs, qui regroupent les droits primordiaux des personnes (droit à l’image, à l’honneur, à la dignité, libertés individuelles, respect de la vie privée, etc.).

Evidemment, on ne peut pas pousser trop loin la comparaison entre les personnes physiques et les personnes morales car ces dernières n’ont rien à voir avec les droits de l’homme, ni avec les peines de prisons ...

 

Le patrimoine est une fiction juridique qui a vocation à regrouper et recueillir l'ensemble des droits et obligations d'une personne.

 

Le fonds de commerce. Voici encore une manière de regrouper sous une même entité purement théorique des éléments apparemment disparates ; le fonds de commerce ne fait l'objet d'aucune définition légale. En revanche, les éléments pouvant être inclus dans un fonds de commerce sont listés à l'article L 142-2 du Code de Commerce et se divisent en deux catégories, les biens incorporels et les biens corporels ; voir également l’article L 110-1, ancien article 632 du code de commerce : « la loi répute acte de commerce …. »

 

Les immeubles par destination

Article 524 du code civil :

« Les objets que le propriétaire d'un fonds y a placés pour le service et l'exploitation de ce fonds sont immeubles par destination.

Les animaux que le propriétaire d'un fonds y a placés aux mêmes fins sont soumis au régime des immeubles par destination.

Ainsi, sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l'exploitation du fonds :

Les ustensiles aratoires ;

Les semences données aux fermiers ou métayers ;

Les ruches à miel ;

Les pressoirs, chaudières, alambics, cuves et tonnes ;

Les ustensiles nécessaires à l'exploitation des forges, papeteries et autres usines ;

Les pailles et engrais.

Sont aussi immeubles par destination tous effets mobiliers que le propriétaire a attachés au fonds à perpétuelle demeure. »

En droit français, les biens meubles et immeubles ne sont pas régis par le même régime, il est donc de la plus haute importance de pouvoir ranger tous les biens dont traite le droit dans l’une ou l’autre de ces catégories. Selon l’article 517, les biens peuvent être immeubles « par nature », lorsqu’ils sont inamovibles parce que physiquement ancrés dans le sol ou « par l’objet auquel ils s’appliquent » ou encore « par destination ». L’article 524 détaille cette dernière catégorie, qui s’applique aux biens ayant reçu une affectation telle qu’il est préférable de faire comme s’ils étaient inamovibles, quand bien même ils ne seraient pas réellement ancrés dans le sol. Il s’agit là d’un dispositif évidemment fictionnel : le droit fera comme si certains biens sont immeubles, alors qu’ils ne le sont pas dans le monde réel de la vraie vie. Les pigeons des colombiers entrent dans cette catégorie.

Pourquoi le législateur agit-il ainsi ? Pourquoi classe-t-il différemment le pigeon domestique du pigeon ramier ? Pour unifier toutes les composantes d’une ferme et ainsi éviter de les démembrer ? Le législateur agit au mépris de la réalité naturelle, mais pour les besoins de la vie dans la société rurale.

 

La rétroactivité :

Article 2 du code civil : «La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif. »

Le principe est ainsi posé, mais les exceptions existent [5] … faire comme si la loi avait été votée plus tôt ; faire remonter les effets d’une disposition à une date antérieure à sa conclusion …

 

Les règles de filiation :

Article 311-25 : « La filiation est établie à l’égard de la mère par la désignation de celle-ci dans l’acte de naissance de l’enfant. »

L'adoption, qui fait de l'enfant adopté celui des parents adoptifs.

Article 358 du code civil : « L’adopté a dans la famille de l’adoptant les mêmes droits et les mêmes obligations qu’un enfant dont la filiation est établie en application du titre VII du présent livre. »

 

Les règles de succession :

L'absence : une personne décédée peut survivre juridiquement. Au contraire, une personne vivante peut être réputée morte, et doit alors être l'objet d'une résurrection judiciaire.

Article 725 du code civil : « Pour succéder, il faut exister à l'instant de l'ouverture de la succession ou, ayant déjà été conçu, naître viable.

Peut succéder celui dont l'absence est présumée selon l'article 112. »

 

La théorie des comourants précise en matière de droit des successions, que, en l'absence de circonstances exactes de la mort des membres d'une famille, l'ordre des décès en fonction de l'âge et du genre.

Article 725-1 du code civil créé par la loi du 3 décembre 2001 : « Lorsque deux personnes, dont l'une avait vocation à succéder à l'autre, périssent dans un même événement, l'ordre des décès est établi par tous moyens.

Si cet ordre ne peut être déterminé, la succession de chacune d'elles est dévolue sans que l'autre y soit appelée.

Toutefois, si l'un des co-décédés laisse des descendants, ceux-ci peuvent représenter leur auteur dans la succession de l'autre lorsque la représentation est admise. »

Ancien article 720 du code civil créé par la loi du 19 avril 1803 : « Si plusieurs personnes respectivement appelées à la succession l'une de l'autre, périssent dans un même événement, sans qu'on puisse reconnaître laquelle est décédée la première, la présomption de survie est déterminée par les circonstances du fait, et, à leur défaut, par la force de l'âge ou du sexe. »

 

La représentation successorale – articles 751 à 755 du code civil -

Article 751 du code civil créé par la loi du 19 avril 1803 modifié par la loi du 23 juin 2006  : « La représentation est une fiction juridique qui a pour effet d'appeler à la succession les représentants aux droits du représenté. »

C’est bien la seule fois ou le terme « fiction juridique » est cité dans le code civil ou dans les autres codes.

Article 752 créé par la loi du 19 avril 1804, modifié par la loi du 3 décembre 2001 : « La représentation a lieu à l'infini dans la ligne directe descendante.

Elle est admise dans tous les cas, soit que les enfants du défunt concourent avec les descendants d'un enfant prédécédé, soit que tous les enfants du défunt étant morts avant lui, les descendants desdits enfants se trouvent entre eux en degrés égaux ou inégaux. »

Le renonçant peut être désormais représenté.

 

Le droit de rétention accordé au gagiste sans dépossession depuis la Loi de Modernisation de l'Economie le 4 août 2008, qui ne repose sur aucun fondement de connexité (matérielle, conventionnelle ou juridique).

 

Conclusion :

Alors pourquoi cet apport très particulier de fictions dans la législation ou dans la jurisprudence, pourquoi ces réponses parfois surprenantes que nous aurions envie de qualifier de « jongleries juridiques ».

Les vérités juridiques se rapprochent le plus possible des réalités, mais elles ne sont pas en totale adéquation … La fiction c’est, à partir d’un illogisme, vouloir atteindre une certaine logique, au besoin en passant par une relative déformation ; c’est un ajustement entre la nature et le raisonnement humain tels qu’ils sont faits l’un et l’autre.

 

Et donc ne soyez pas trop étonnés qu’un pigeon soit traité comme un immeuble, qu’une personne morale ne décède pas ou qu’on ne puisse pas déjeuner avec elle, que l’on fasse comme si une personne absente soit décédée ou comme si une personne décédée soit encore vivante, et même comme si on pouvait remonter le temps …

 

                                                                                                        Y. D. F.

 



[1]   Certains termes employés sont annonciateurs d’une fiction : présumer, réputer, supposer, censer …

[2]   Voici un exemple de fiction judiciaire : En Angleterre au XVIIIe siècle, le crime de grand larceny est puni de la peine de mort . La qualification de grand larceny s’applique à partir de 40 shillings dérobés. Pour ne pas prononcer la peine de mort, les jurés estiment systématiquement la valeur des vols à 39 shillings. En 1808, c’est un vol de 2 guinées qui est évalué à 39 shillings, alors que depuis 1717, la parité guinées/shillings était établie à 21 shillings pour une guinée.

Dans cet exemple, la fiction est  incontestable, pour cause d’inconsistance avérée : les juges savent que 2 guinées valent un peu plus de 42 shillings et font comme si elles valaient 39 schillings, afin de ne pas appliquer la règle prévue pour les vols de telles sommes. Il n’est pas question ici de croyance sérieuse dans un objet imaginaire, mais d’un acte conscient de feintise. Voir Fictions juridiques ou remarques sur quelques procédés fictionnels en usage chez les juristes par Mikhail Xifaras.

[3]   Egalement la loi du 20 germinal an XI (19 avril 1803) relative aux successions.

[4]   Au Royaume-Uni, la loi interdit aux membres du Parlement de démissionner. En revanche, elle prévoit que les membres du Parlement acceptant de recevoir un office de la Couronne sont démis de leurs fonctions, et doivent se représenter s'ils veulent y être maintenus. En conséquence, la coutume veut que les membres du Parlement souhaitant démissionner demandent au monarque à être nommé à un tel office, et deux offices particuliers, tous deux des sinécures avec un salaire symbolique, sont employés en alternance dans ce but : le lieutenant de la Couronne et bailli des trois centeniers de Chiltern, et le lieutenant de la Couronne et bailli du Manoir de Northstead.

[5]   La rétroactivité est traitée au niveau de la loi ; un texte de niveau inférieur, un décret, ne pourra pas être rétroactif, mais une loi spécifique pourra l’être ; si elle avait été traitée au niveau constitutionnel, aucune loi n’aurait pu être rétroactive.