L’armement Lemoine et la pêche des homards à Terre-neuve

 

La pêche des homards a représenté dans les années 1885-1890 un aspect non négligeable des activités des français à la côte de Terre-Neuve.

Jusqu’en 1860-1880, les pêcheurs pensaient que les homards n’étaient bons qu’à déchirer leurs filets ; par grands vents, les plages en étaient recouvertes sur de grandes distances. Ce grand crustacé marin servait presque uniquement soit d’appâts, soit pour la consommation personnelle ou encore d’engrais ; on dit même que chaque pied de pomme de terre pouvait être garni de deux ou trois beaux homards…

Qu’est ce que le homard ?

Plus apparenté aux insectes qu’aux poissons dans le monde animal, il fait partie de l’embranchement des Arthropodes, la classe des Crustacés et l’ordre des Décapodes ce qui signifie dix pattes.

Appelé « cardinal des mers », le homard européen était bleu sombre alors que le homard dit canadien avait la carapace de couleur verte foncée et orangée.

Les anglais en étaient plus friands que les français et ces derniers n’en pêchaient jusqu’alors que sur les côtes bretonnes pour une consommation locale et estivale.

 

Le terme pêche des homards ([1]) est d’ailleurs peut-être employé d’une façon impropre ; les anglais ont considéré qu’il s’agissait d’une capture et non d’une pêche et que donc le traité d’Utrecht de 1713 n’autorisait pas les français à réaliser de telles prises.

Les français considéraient que cette activité nouvelle trouvait naturellement sa place sur le French-shore et que bien que nouvelle, celle-ci était conforme au traité d’Utrecht et à tous les accords internationaux subséquents.

Les anglais ne l’entendaient pas ainsi ; dès le début de cette activité, ils avaient eu la ferme volonté de l’interdire aux français comme non conforme aux traités ; qui plus est, certains d’entre eux avaient décidés de venir s’installer sur le French-shore pour y construire leur propre homarderie.

Aussitôt naissait un nouveau conflit que l’on a appelé « la guerre du homard » et dont nous parlons plus loin.

A partir de 1880, débute la pêche commerciale du homard avec des chaloupes à voiles de 18 à 20 pieds de quille et avec 250 à 300 casiers par chaloupe.

Les crustacés devaient pouvoir être ramenés en métropole dans un état de fraîcheur ou de conservation satisfaisant pour la consommation.

Pour cela, il a été envisagé de construire sur place, près des chauffauds existants et déjà utilisés pour la pêche à la morue, de vraies usines avec des emplacements pour les chaudières alimentées au charbon, en vue de la mise en ébullition, la mise en conserve et enfin la mise en caisse. Il s’agissait d’une véritable industrie nécessitant une forte main-d’œuvre.

 

Le soutien des autorités françaises

Dès 1885, les autorités françaises étaient préoccupées par l’extension de l’industrie anglaise des conserves de homards, même dans les baies réservées à la pêche françaises.

Des communications sont faites auprès des armateurs, de leurs syndicats ou des chambres de commerce pour les inciter à prendre des initiatives ; en outre, ce nouveau marché sera favorisé par l’affranchissement de tout droit de douane, alors que les boîtes similaires anglaises payent 10 francs de droits par 100 kilos.

 

Les casiers à homards

La pêche aux homards se faisait dès le 16ème siècle et jusqu’en 1840 uniquement à la main, au moyen de gaffes, fouines ou harpons ; par la suite la pêche se fait au carrelet puis vers 1870 au casier.

Les trappes ou paniers ou casiers à homards ([2]) sont fabriqués par les marins eux-mêmes ou par les gardiens des pêcheries pendant l’hiver ; elles sont goudronnées pour mieux résister à l’humidité et au temps.

Au départ, vers les années 1870, les casiers paraissaient coûteux ; ils étaient de plusieurs sortes :

- ceux hémisphériques en osier avec une goulotte supérieure (en Angleterre)

- ceux semi cylindrique ou cylindrique, véritables boîtes à claire-voie fermées par des baguettes de bois de châtaignier, de l’osier ou du filet ; la goulotte, un anneau en bois ou tête, est située soit au sommet (en France) soit sur les bases avec deux ouvertures (nord-américain).

Le homard est en fait autant attiré par l’appât que par la recherche d’une niche.

Les casiers sont lestés au moyen de cailloux ; ils sont posés soit isolément soit en paire, soit encore en chapelet ou filières avec toujours un orin et sa bouée en surface.

 

            Les gardiens des pêcheries

Pour s’occuper et pour compléter leurs revenus, les gardiens fabriquaient les casiers à homards de la future campagne de pêche ([3]) . Dans un contrat de vente de matériels de pêche par la liquidation Lemoine au profit de Saint-Mleux aîné et Cie, de Saint-Malo, des 25 et 29 juillet 1890, nous voyons, entre autres : « 500 bons casiers dans l’état où ils se trouvent, dans les casiers restant, il est compris des casiers neufs que les gardiens ont à faire et pour lesquels il y aura 75 centimes de façon à leur compte par casier livré … ».

            Après ce tarif à l’unité, les quantités produites nous sont données à un autre endroit : « Objets devant exister au Golfe – anse Barée - … des lattes données pour 600 casiers à façon à Guenneuc ([4] ) à Saint-Jean, 300 à Thomeless à l’Anse Barée, total 900 » ([5] ).

            Pour ce travail, l’armement assurait l’approvisionnement en lattes : dans un inventaire de divers objets appartenant à l’expédition du Golfe, nous voyons : « 29 paquets de lattes pour casiers, liés avec du fil métallique et pouvant faire 15 casiers au paquet ». Ailleurs, nous trouvons « 71 cerceaux pour casiers…70 grilles de casiers… des planches à casiers dites lattes pour 340 paquets … 100 paquets de lattes…feuillards en fer…lattes et cerceaux ». Dans les instructions données par l’armateur au capitaine, il y avait les commandes possibles de lattes pour casier par 100 000, 120 000, 150 000 et même 200 000…  « si vous relâchez à la Baie des Iles, vous verriez le directeur de la scierie mécanique qui se trouve en ce havre (CARTER, je crois), vous lui demanderiez le prix des lattes pour casier en mille et en prendriez même un peu à 5 ou 6 frs le mille s’il en a … »

            Ces casiers pouvaient être de plusieurs sortes puisque nous trouvons dans le même inventaire : « 73 casiers en feuillard bois, non montés, 2 casiers en feuillard bois montés, 40 casiers en osiers …casiers à coucous… »

 

            La pratique de la pêche

M. Thoulet, naturaliste français qui avait obtenu de suivre la campagne de pêche de 1885 sur la Clorinde, en rendit compte dans une conférence faite à la Société de Géographie de Paris ([6]) de la façon suivante :

            « On jette à l’eau un casier demi cylindrique en lattes, à claire-voie, avec une ouverture latérale au centre de laquelle on suspend une tête de morue. Les homards une fois entrés ne peuvent plus sortir. Lorsque le pêcheur, seul dans son canot, a déposé son dernier casier, il va relever le premier qu’il remonte rempli d’une douzaine de homards. Il les recueille, amorce de nouveau, remet le casier à l’eau et continue ainsi sa tournée sans interruption ? Les homards sont rapportés, jetés en tas sur l’appontement, amenés à l’usine composée de quelques cabanes en planches. »

            « … A Port-Swender, sur un espace long de 2 à 3 kilomètres, on en pêche 12 000 par jour pendant le mois de juillet ; 6 000 au mois d’août alors que la chair est moins savoureuse ; en septembre, on remonte à 8 000. »

            Parfois donc un seul homme dans un doris, parfois aussi deux hommes dans une chaloupe, lesquels placent, surveillent, relèvent et reboëttent 200 casiers par jour ; dix chaloupes ou doris étaient en pêche pour chaque bâtiment.

 

Les systèmes de conservation du homard

Les premiers systèmes de conservation proviennent d’Europe, très utilisés dès 1853 à Douarnenez pour la sardine.

Le homard une fois pêché devait pouvoir être rapporté en France ; sans la technologie de la mise en conserve à l’échelle commerciale, le homard en fait - avec la seule prise vivante - n’aurait jamais quitté l’île ; celui-ci ne se prêtait pas bien au marinage et au séchage, plus approprié aux poissons et à la morue ([7]) .

Le crustacé était alors ébouillanté et mis en conserve ; pour cela, il y avait deux préparations possibles : soit à la saumure, sans joint de soudure, soit sans saumure, avec joint de soudure, autrement dénommé « à l’anglaise ».

« En entrant, vous voyez d’abord d’immenses chaudières rondes, entourées de brique et de ciment. Les homards qui arrivent des bateaux sont plongés dans ces chaudières … Une fois tirés des chaudières, ils sont déposés sur de longues tables. Lorsque le casseur a terminé son travail, les filles retirent la chair des queues et des pinces et la déposent dans des boîtes de différentes grosseurs qui contiennent habituellement une livre. Le couvercle est ensuite posé sur la boîte et soudé, en laissant un trou d’air au centre. Les boîtes sont alors transportées dans la pièce suivante et placées sur un grand plateau perforé qu’on accroche au dessus d’une autre chaudière. Les boîtes sont immergées c'est-à-dire bouillies jusqu’à ce que l’air en soit presque complètement expulsé. Elles sont par la suite retirées de la chaudière et scellées hermétiquement avant d’être à nouveau bouillies. » ([8])

Une caisse comprenait 48 boîtes de conserve de 600 grammes avec 4 homards chacune. Chaque caisse comprenait 200 à 225 homards et pesait moins de 30 kilos.

 

La guerre du homard (1886-1890)

             Pendant la période 1886-1890, il y eût ce que l’on a appelé la “guerre du homard”. Les Lemoine qui péchaient beaucoup à la Côte et avaient une forte production de homards en conserve, ont été en prise directe dans ce conflit. Les pêcheurs français avaient pour eux trois arguments: 1°) les Anglais dont un certain Shearer, ont construit et exploité sur la zone française dix usines à homards, dont sept nouvelles; 2°) les pêcheurs anglais utilisent de grands filets dits “trappes à morues” lesquels sont interdits aux pêcheurs français; 3°) Les goélettes nomades en allant  sur les côtes du Labrador, défilent le long du French-Shore et pêchent ce qui leur est interdit.

             Les anglais émettent par leur diplomatie les réclamations suivantes: 1°) Les primes accordées par le gouvernement français ont pour effet d’abaisser le prix du poisson à l’exportation, au détriment donc des autres pays producteurs; 2°) La thèse de la pêche concurrente est possible en faveur des insulaires pour ce qui est de la morue et en faveur de tous pour toutes les pêches autre que le poisson. 3°) Les traités n’autorisent aux Français que des constructions temporaires et en planches pour la pêche et le séchage de la seule morue. Ce dernier argument était très fort; les homarderies étaient de véritables constructions en dur qui exigeaient souvent un gardien pendant les périodes hivernales; alors, le homard qu’il n’était pas possible de pêcher et de mettre en conserve jusqu’alors, était-il visé par le traité d’Utrecht (1713) et par les traités subséquents (traité de Paris en 1763, traité de Versailles en 1783). Des exégèses et des redéfinitions eurent lieu. Les traités parlaient-ils de pêche en général, ou de poissons en particulier; et en fait, peut-on vraiment dire que l’on “pêche” un homard? Pour les anglais, on ne pêche pas, on « capture » ; par contre, les français font remarquer que le homard est appelé shell-fish c’est à dire poisson à carapace. Alors quels termes, quelle logique ou quel raisonnement employer ? En fait, chacun défend ses intérêts, sa nationalité.

 Les réclamations individuelles ou collectives par les Syndicats ou par les Chambres de Commerce seront nombreuses. Un accord est conclu en 1890 avec  un statu quo de la situation telle qu’elle existait en 1889, les questions de principe et les droits respectifs étant réservés. Cet accord durera dix ans et plus jusqu’à l’abandon du French Shore en 1904.

              Anatole Lemoine participe à la défense de ses droits en écrivant plusieurs fois au ministre de la Marine (les 9 avril, 27 juillet, 2 et 22 août 1889). Les courriers sont transmis par le commissaire de l’inscription maritime de Saint-Malo, par la Chambre de Commerce de Nantes puis par celle de Saint-Malo. Il est fait état d’une demande de protection, d’intervention, de concours du Ministre. Les armateurs et leurs associés n’engagent de capitaux dans la pêche à Terre-Neuve qu’après avoir demandé et reçu des assurances officielles. Les anglais ont pris possession de bases réservées par les Traités à nos nationaux. Les français réclament un exercice exclusif du droit de pêche dans les baies de la côte de Terre Neuve qui leur sont réservées. La France est autorisée à prendre des mesures de protection. Les anglais n’ont aucun titre à faire valoir et ne peuvent résister légalement. Le Chef de la division française indique qu’il n’était pas en son pouvoir d’empêcher les Anglais de pêcher. Ces derniers nous expulsent de leur côte alors que notre station les laisse faire. L’an dernier, le commandant de la station nous avait fait rendre justice; nous avons tout lieu d’espérer que cela continue cette année sur les promesses faites aux armateurs. Il est demandé au ministre de donner des instructions pour faire respecter les traités et pour rassurer les populations. Le commandant de la station navale argue qu’il n’a pas reçu d’ordre; il interdit même à nos marins une partie du littoral; nos droits sont donc compromis. Ne rien faire permettrait de consacrer les prétentions anglaises. Il est donc urgent de donner des ordres à la station ...

             Le ministre répond à la Chambre de Commerce de Saint-Malo: ...J’ai l’honneur de vous faire observer ... que ces griefs sont fort vagues. Nos pêcheurs ont le droit de n’être pas gênés dans leurs opérations et les instructions du Commandant de la Division Navale lui prescrivent de les garantir contre toute gêne; je ne pourrais lui en donner de complémentaires que si vous me signaliez les cas précis dans lesquels les pêcheurs de Saint Malo n’auraient pas été suffisamment protégés ...Je dois vous dire, au reste, que le Gouvernement ne perd nullement de vue les droits ni les intérêts de nos pêcheurs dans ses rapports avec le gouvernement anglais et qu’il les soutient au contraire avec la plus persévérante énergie ... Recevez ...

             Aussitôt cette réponse, Anatole Lemoine obtient de ses capitaines un compte-rendu précis de la situation. De Landgreen, capitaine du « QUI QU’EN GROGNE », en poste à l’île Saint-Jean, de Mary , capitaine de l’ « ELISABETH », de Bourge, capitaine du « BELLE BRUNE », en poste à Nouveau-Férolle, il obtient les messages suivants : il parait que notre chef de station et l’anglais ont voulu délimiter les endroits de pêche au homard... un officier m’a dit de retirer les casiers qui sont parmi les anglais... Je lui ai dit que je ne voulais pas de délimitation; que je savais où le homard dormait et que les limites données par le chef d’escadre était mauvaise, que c’était de la vase ... L’on donne à nos nationaux ce que les anglais ne veulent pas; Shearer, l’anglais, prend du homard à volonté et le commandant de la station française nous demande de lever quelques tentes de casiers pour que les anglais s’y mettent; c’est à se demander si ce sont bien des français qui commandent le navire de la station (le Bisson) et  s’ils ne sont pas chargés de défendre les anglais ….

 

            Les activités de Anatole Lemoine concernant la pêche du homard

            Une conférence faite le 16 février 1888 à la Société de Géographie de Nantes par M. Le Beau, commissaire de la Marine, nous explique le rôle joué par l’armateur :

            « A Saint-Servan même, un armateur intelligent et entreprenant, M. Anatole Lemoine, résolut d’armer un navire, le Puget, qui joindrait à la pêche à la morue l’industrie accessoire de la pêche du homard et de la fabrication des conserves. Il est essentiel, en effet, aussi bien pour la pêche du homard que pour celle du saumon, de ne les considérer que comme annexes de la pêche de la morue qui, seule, donne droit aux primes. On vient de voir que c’est imposé par la nature même, puisque l’appât dont le homard est le plus friand est la tête de morue. M. Lemoine avait pensé faire son opération en participation avec quelques-uns des fabricants de conserves de Nantes. L’accord ne put s’établir et il agit seul, procédant avec le plus grand secret, afin de ne pas nuire aux négociations qui étaient alors pendantes avec le gouvernement britannique en vue de la ratification de la convention de pêche soumise au Parlement de Terre-Neuve. »

            « M. Lemoine installa son usine à l’île Saint-Jean, dont il avait la concession, mais il construisit une cheminée en briques. Emoi et protestations des Anglais réclamant l’exécution des traités, lesquels n’admettent, nous le savons, que des constructions temporaires. Après un arrêt, la fabrication put reprendre sans donner lieu à contestations. Le commandant de l’aviso français le Drac était intervenu et avait dû exiger que satisfaction fût accordée aux réclamations anglaises. »

            « Une indemnité fut demandée au gouvernement français par M. Lemoine pour le trouble apporté à ses opérations. Sur le refus opposé par le gouvernement ([9]) , la question fut portée à la tribune du Sénat par M. le vice-amiral Véron, sénateur d’Ille-et-Vilaine. Le Ministre des affaires étrangères expliqua les faits et fut amené à déclarer que le droit de pêche des Français s’étendait bien non seulement à la morue, mais à toute espèce de poisson, y compris les crustacés. »

            « L’opération, même avec ces contretemps, ne fut pas infructueuse pour M. Lemoine, et, grâce à sa tentative hardie, on put voir enfin mettre en vente des boîtes de conserves de homard avec une marque réellement française : deux drapeaux nationaux croisés ([10]) . La concurrence était ainsi déclarée aux produits anglais, aux indigestes Fresh-Lobsters qui inondent le marché français… »

 

Anatole Lemoine crée l’incident diplomatique

L’incident créé par Anatole Lemoine pour avoir construit une cheminée de briques est repris par Robert de Loture dans son ouvrage « Histoire de la Grande Pêche de Terre-Neuve » de la façon suivante :

« En cette même année 1886, un armateur français, M. Lemoine, créait à l’île Saint-Jean un de ces établissements (une homarderie). Celui-ci fût constitué par des baraquements en bois ; mais le four destiné à la cuisson des homards entraîna la construction d’une cheminée en briques. Il n’en fallut pas plus pour motiver, à l’instigation du gouvernement de Saint-John’s, une protestation du cabinet de Londres, sous prétexte qu’un établissement de caractère permanent avait ainsi été créé au French Shore, en violation des traités. Force fût au gouvernement français de s’incliner. M. Lemoine dû raser sa cheminée de briques. Il la remplaça par une cheminée mobile en tôles et continua son exploitation au cours des saisons suivantes ([11]). »

« En revanche le gouvernement français donnait des ordres rigoureux au commandant de la station navale afin qu’aucun manquement au statut du French Shore ne fût toléré à l’avenir. Il exigea même la fermeture de plusieurs homarderies terre-neuviennes, en particulier celle qui avait été établie par un sieur Shearn (Shearer) dans la baie d’Igornachoix. » ([12])

 

Les campagnes de pêche de 1887 à 1892

Le code télégraphique de l’armement Lemoine, mis en place entre 1885 et 1889 et qui permettait d’établir secrètement les relations entre l’armateur établi à Saint-Malo et ses capitaines sur les lieux de pêche, avait prévu concernant les activités du Golfe, c'est-à-dire de la côte, une affirmation minimale : « a 50 caisses de homards pêchées et préparées » ; l’affirmation maximale étant « a 3 000 caisses de homards pêchées et préparées » ; une interrogation « Combien pêchent-ils de homards par jour au Golfe ? » ; une réponse minimale « ils pêchent au Golfe 500 homards par jour », une réponse maximale « ils pêchent 11 000 homards par jour ».

Concernant 1887, « A Saint-Servan, trois maisons importantes organisent des homarderies à Terre-Neuve ; Anatole Lemoine armait cette année-là deux navires, le Puget et le Qui Qu’en Grogne ; son frère Auguste Lemoine suivait son exemple à l’île des sauvages ; la maison Guibert en faisait autant au nouveau Port aux Choix et à l’anse de Barbacé, entreprenant en outre la mise du saumon en boîtes … C’est ainsi ce que l’on peut dire des conserves françaises de homard dont plusieurs centaines de mille boîtes furent confectionnées dans cette campagne. » ([13])

 

En 1888, on disait qu’une chaloupe pouvait débarquer jusqu’à 1 000 homards par jour. En cette même année, l’armement de Anatole Lemoine avait pêché pour 64 012 kilos, soit 12 832 kilos par le « QUI QU’EN GROGNE » et 51 180 par le « PUGET » (Belle Brune : néant).

En 1889, la production est de 620 (480 ?) caisses soit 23 000 boîtes

Autre renseignement pour cette année-là : 1 254 caisses ont été envoyées sur le « QUI QU’EN GROGNE » provenant de l’Anse Barée pour 886 caisses soit 198 838 homards, et de Castor pour 368 caisses soit 73 741 homards ; en tout 1254 caisses ou 272 579 homards ont été pêchés cette année-là.

Le 10 juillet 1889, alors que la pêche débutait début juin, nous avions le Qui Qu’en Grogne à l’Ile Saint Jean avec 9 600 boîtes, le Elisabeth à l’anse Barée (où était l’usine à homard) avec 14 400 boîtes, toujours le Elisabeth à l’Anse à John Mark avec 20 000 homards soit 3 360 boîtes, la moitié ont été mise en boîtes sur place, l’autre moitié a été envoyé à l’anse Barée, ce résultat étant certifié par M. Le Maréchal, capitaine de vaisseau, chef de la division navale de Terre-Neuve.

Les résultats de pêche de cette année-là ont été de 3 360 Kg par le Qui Qu’en Grogne et de 13 984 Kg par le Elisabeth (Belle Brune : néant) ; au total 17 344 Kg ou 34 688 Frs en valeur (soit 2 Frs le Kg).

Autres indications de résultat : à l’anse Barée : 886 caisses ou 198 838 homards réparti entre Joseph Gaudin, Jégu, Debreux, Guillaume Dollo, Uro, Fontaine et Touzan ; au Castor : 368 caisses ou 73 741 homards repartis entre Le Fèvre, Jean Allain et Gelfray ; total 1254 caisses ou 272 579 homards le tout envoyé sur le Qui qu’en Grogne.

Les déclarations de retour ont été faites ainsi :

-                          Qui Qu’en Grogne : 672 Kg à l’habitation, 13 312 Kg à bord de l’Elisatbeth, total 13 984 Kg, à mon bord 3 360 Kg, total 17 344 égal au produit de la pêche

-                          Elisabeth : 23 892 Kg plus 9 984 Kg du Qui Qu’en Grogne plus 960 Kg à l’habitation de Auguste Lemoine, total égal à 34 836 Kg pour 34 776 reçus.

Sur la place de Paris, il a été vendu en 1888 86 000 Kg, en 1889 23 000 Kg ; le représentant sur Paris était M. P. Chaignon, qualifié dans les registres de l’armement de honnête, sérieux et actif…

En 1891, il y avait 640 caisses soit 123 000 homards.

En 1892, le rapport de pêche adressé en septembre par le chef de la station navale de Terre-Neuve au ministre de la Marine indique : « La pêche du homard était satisfaisante à la baie de John-Marsh, assez bonne à Port aux Choix, très bonne à l’anse barrée. A cette dernière, la capture atteignait jusqu’à 5 000 homards par jour. Ce résultat est d’autant plus à noter que les fonds, dans cet endroit, largement exploités depuis plusieurs années, et que les homarderies voisines ne font que des pêches fort ordinaires. »

« Les homarderies Shearer, à la pointe de Férolle et au havre de Saunder qui encadrent la baie Saint-Jean, se sont même vues dans l’obligation de fermer vers le 15 août ; la pêche ne couvrait pas les frais, ou du moins les revenus ne paraissaient plus à cet industriel, habitué à de larges bénéfices, suffisamment rémunérateurs…. »

« Le homard a donné d’une façon satisfaisante ; les trois pêcheries qui exploitent ce genre d’industrie sont satisfaites des résultats qu’elles ont obtenus, malgré les temps contraires et le nombre de casiers perdus dans les coups de vent d’ouest, qui ne leur laissaient pas espérer de résultats aussi favorables. »

 

Vers la fin de l’intervention française

La pêche des homards a constitué pendant quelques années un complément non négligeable de la pêche à la morue, au moins pour ceux qui pratiquaient sur la côte même de Terre-Neuve.

Elle répondait à de nouveaux et fructueux débouchés ; elle compensait et atténuait les conséquences d’un marché à la morue parfois difficile avec soit une baisse des cours soit un mauvais rendement.

Il s’agissait également de se prémunir de la diminution de la fréquentation des côtes et de l’abandon du French-Shore par les français mais là les évènements vont se précipiter.

Dès les années 1890, la surpêche était déjà constatée à certains endroits avec une réduction des stocks et un effondrement de l’industrie ; la survie passait par une réglementation des saisons de pêche, de la taille du homard et des engins de pêche eux-mêmes.

En 1891, le droit de pêcher le homard par les français est contesté très officiellement et donc il est interdit.

Peu après, en 1894, une 1ère loi fédérale régit les activités de mise en conserve du homard ; il s’agissait d’encourager la formation d’associations coopératives avec 15 pêcheurs ou plus pour obtenir un permis d’exploitation d’une usine.

Il faut aussi reconnaître une légère hostilité soit des insulaires soit des anglais à l’encontre des français avec parfois des incidents comme celui-ci : la homarderie de M. Saint-Mleux, de Saint-Malo, celle précédemment créée par Anatole Lemoine, est brûlée le 22 mars 1898 par un anglais de Bonne Baie.

En 1904, confirmé en 1908, la France abandonne définitivement ses droits sur le French-Shore, consacrant ainsi la fin de la pêche de la morue à la côte et avec elle la pêche des homards. Les affaires de Terre-Neuve seront ainsi classées, en la défaveur des quelques pêcheurs malouins utilisateurs mais pour le bienfait sans aucun doute de la diplomatie franco-anglaise qui mettait ainsi en place son « entente cordiale » ; la France, sur l’insistance de l’Angleterre, tirait définitivement un trait sur le « French Shore », cette « épave de colonie », pour obtenir plus de garanties aux endroits où les enjeux étaient à cette époque les plus forts ([14] ).

 

 

                                                                                                          Yves Duboys Fresney

 

 

                                                                                             

 

        

 

 

 



[1]  Et non pas la pêche aux homards comme cela se dit couramment aujourd’hui !

[2]  Le terme nasse est plutôt réservé aux engins rigides conçus pour la capture du poisson

[3]  Des casiers étaient également fabriqués par les marins pendant la traversée de l’Atlantique.

[4] Ici Guenneuc avec deux N

[5] soit 450 F pour Guenneuc et 150 F pour Thomeless, à multiplier par 20 pour avoir la valeur en franc de l’an 2000.

[6]  Voir la Revue Scientifique du 12 mars 1887

[7]  Il y eut vers les années 1860 des tentatives de marinage et séchage du homard.

[8]  Charlottetown Examiner 1890

[9]   Au point de vue juridique, l’Etat est responsable de ses faits et de ses actes dans le cadre de la loi, mais pas de la loi elle-même ni des traités qu’il signe par principe dans l’intérêt de ses ressortissants ; donc ici pas d’indemnité à notre connaissance pour M. Lemoine ; les demander est toujours possible mais les obtenir est parfois impossible.

[10]  La marque déposée s’intitulait « Au pavillon français »

[11]  Jusqu’à son décès survenu en 1889

[12]  Robert de Loture « Histoire de la Grande-Pêche de Terre-Neuve », réédition page 101.

 

[13] Extrait de la conférence de M. Le Beau

[14]  En Afrique