Recherches scientifiques à Terre-Neuve

       

           

            Le rouge de la morue représentait dans les années 1880 un problème majeur pour la conservation de la morue pêchée à Terre Neuve et puis surtout pour sa consommation en métropole et ailleurs. Tout au moins, les autorités chargées des questions sanitaires en avaient alors pris conscience au point qu’une circulaire du ministre du commerce Dautresme du 31 décembre 1885 en interdisait la commercialisation.

            La morue est un poisson blanc et celui-ci devait le rester ainsi ; le rouge de la morue a toujours été mis sur le compte d’une mauvaise salaison ; le dosage du sel était un point important dans la chaîne de production ; celui-ci était réalisé par une seule main, celle du saleur, une fonction importante dans la réussite de la campagne ; trop de sel était néfaste mais pas assez également ; le rouge quand il apparaissait était vérifié à la décharge des navires ; à cette époque, il pouvait correspondre au tiers de la cargaison et se vendre à moitié prix des morues blanches ; l’interdiction de commercialiser le rouge représentait un « manque à gagner » important et mettait les pêcheries en péril ; cette « sorte » de morue frappait malheureusement un peu plus les classes sociales peu aisées et puis l’outre-mer, où la situation s’aggravait avec les longs trajets et la chaleur.

 

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            Les premières observations sur le rouge de la morue émanaient des praticiens locaux, du docteur Bertherand à Alger en 1884, rédacteur de la Gazette Médicale d’Alger, du docteur Béranger-Féraud à Lorient en 1885 et du docteur Miller en Corse en 1886, le docteur Mauriac de Bordeaux … ; de vraies épidémies sont répertoriées surtout lors de repas en grand nombre, auprès des militaires ou des marins, à Toulon en 1866, à Saint Petersbourg et Sidi Bel Abbès en 1878, à Lorient en 1884, à Alger en 1886  ; suite à la circulaire de 1885, il fallait rapidement résoudre les difficultés rencontrées par les pêcheurs qui ont mal ressenti la nouvelle réglementation ; en réalité, l’atteinte au rouge était très variable et l’appréciation que l’on en faisait était aussi variable;  alors, les chercheurs en laboratoire durent se pencher sur la question.

            En premier lieu, le rouge de la morue ne se trouve que sur la morue salée, aucunement sur la morue séchée à la côte sur les graves, seulement sur celle pêchée sur les bancs et stockée en cale, appelée morue verte ; il s’agit un microbe qui se développe dans un milieu plutôt humide et chaud, au contact de l’air – sur le dessus et les bords des piles – et au contact du sel – surtout certains sels – Le problème du rouge a toujours connu des pêcheurs, mais il se serait développé depuis une dizaine d’années, apparemment dû au fait que les armements français prirent l’habitude de se fournir en sel provenant de Cadix et de Lisbonne .

            Les hommes concernés :

            Trois scientifiques, des médecins-chercheurs, tous trois formés dans la Marine, se penchèrent principalement sur la question, à peu près au même moment, de sorte qu’il est difficile encore aujourd’hui de déterminer leur rôle respectif de chacun dans les solutions apportées ; il s’agit de Edouard Heckel, de André Calmette et de Félix Le Dantec [1] .

-                      Édouard Marie Heckel est un botaniste et un médecin, né le 24 mars 1843 à Toulon et mort le 20 ou 22 janvier 1916 à Marseille. Il a été professeur à la faculté des Sciences de Marseille, directeur du musée botanique de cette ville, directeur-fondateur du Musée colonial et de l’institut colonial, membre de la société de géographie et d’études coloniales, il est correspondant à Marseille de la section d’économie rurale de l’Académie des Sciences ; il eut à assumer l’organisation de l’exposition coloniale de Marseille de 1906.

-                      Albert Calmette est un médecin et bactériologiste militaire, né le 12 juillet 1863 à Nice et mort le 29 octobre 1933 à Paris. Sa renommée tient à la mise au point entre 1904 et 1928, avec Camille Guérin, de la vaccination contre la tuberculose grâce au BCG. Précédemment, en 1887, de retour à Paris d’une campagne au Gabon et au Congo, il épouse Melle de la Salle et deux mois après est désigné pour une nouvelle campagne ; il part à Saint Pierre et Miquelon où sa curiosité scientifique le pousse à partir de décembre 1888 à rechercher la cause de la coloration du rouge de la morue salée ; il fit voir qu’elle était d’origine bactérienne et apportées par le sel de certaines provenances ; il en trouvera le remède et ainsi sauvera l’industrie de l’île …Il est l’un des premiers abonnés des Annales de l’Institut Pasteur

-                      Félix-Alexandre Le Dantec, né le 16 janvier 1869 à Plougastel-Daoulas dans le Finistère et mort le 6 juin 1917 à Paris, est un biologiste et philosophe des sciences ; professeur à Lyon puis à la Sorbonne, il est l’auteur de nombreux articles de recherches.

 

Les publications de leur part se succèdent à des dates rapprochées :

-          De E. Heckel : Note sur la cure radicale de la morue rouge, édition Paris 1887 sur 11 pages – typ. G Chamerot

-          De F. Le Dantec : Etude de la morue rouge (bactériologie, Hygiène, Prophylaxie) publiée en 1891 dans les annales de l’Institut Pasteur, sur 12 pages.

-          De A. Calmette : Le rouge de la morue, ses causes et les moyens de les prévenir, imprimerie du gouvernement de Saint-Pierre 1892, sur 10 pages

Alors y a-t-il eu vraiment complémentarité entre ces différentes publications ou bien rivalité entre leurs auteurs ?

Il paraît intéressant de noter l’âge des auteurs au moment de leur publication respective : Heckel a 44 ans, Calmette 29 ans et Le Dantec 22 ans.

Il est certain que la publication de Calmette répond à la publication de « son ami » Le Dantec qui l’aurait en quelque sorte devancé.

 

Les données expérimentales

Heckel les réalise au cours de la campagne de pêche de 1887 ; il ne va pas à Terre-Neuve mais charge un de ses collègues de l’expérimentation, le docteur Maxime Randon médecin-major d’un vaisseau de la Station Navale de Terre-Neuve, la Clorinde.

Dans les magasins situés sur l’île aux chiens, de Anatole Lemoine armateur à Saint-Malo – voir illustration ci-après – le docteur Randon, sur les indications du docteur Heckel, en pleine chaleur de juin – 1887 – effectue une série d’expériences portant sur un total de 200 kg de morues vertes ; cette quantité fut partagée en trois lots : deux d’entre eux furent traités au sel marin sans aucune addition et le troisième au sel additionné à 5% de sulfibenzoate de soude ; l’ensemble des lots a été placé sans point de contact mais dans les mêmes conditions et dans les plus mauvaises possibles du point de vue de la conservation, avec chaleur et humidité, aptes à favoriser le développement du rouge ; en septembre soit deux mois après le début de l’expérience, l’essai démontra que les deux premiers lots normalement salés étaient envahis par le rouge alors que dans le troisième lot, les morues étaient indemnes et avaient conservé leur qualité marchande ; d’autres expériences eurent lieu avec d’autres préservatifs comme l’hyposulfite de soude qui empêche le développement du rouge mais attaque la fibre musculaire du poisson au point d’en faire de la morue brûlée.

D’autres expériences eurent lieu l’année suivante avec trois lots traités le premier au sel « ordinaire », le deuxième avec du sel bisulfaté à 10%, le troisième avec du sel bisulfaté à 15 % ; résulta le lot un devint très rouge, le lot deux rouge très faible, le lot trois reste blanc.

Puis toujours avec trois lots, le premier avec du sel « ordinaire », le second avec du sel stérilisé à 350 dégrés, le troisième avec du sel gemme : ici les trois lots ont rougi …

Toujours en 1888, Anatole Lemoine se prête encore à une cette expérience : celle de traiter un chargement complet d’un navire, le Tombola, avec du sel marin additionné de bisulfite dosé à 15% ; à l’arrivée à Marseille en fin de saison – octobre – l’ensemble de la cargaison était indemne.

 

 

Calmette lui arrive à Saint-Pierre en mai 1887 ; il est déjà fin connaisseur en microbiologie et en bactériologie et il exerce sa grande curiosité au travers de son microscope. En décembre 1888, il commence des cultures du rouge de morue ; début 1889, il l’isole par des cultures successives ; en juin 1889, il inocule le microbe – micrococcus – à des morues salées non séchées ; puis il porte ses essais sur le sel, avec différents échantillons de différentes provenances ; il en conclut que le sel d’Espagne et du Portugal présente une grande aptitude à contracter le rouge ; celui-ci est très recherché pour un beau salage, pour obtenir des morues blanches et compactes mais il apporte aussi le rouge ; les armateurs et pêcheurs tournent ainsi dans un cercle vicieux …

Le Dantec travaille à Groix sans avoir été lui-même à Terre-Neuve; il isole le microbe du rouge à partir des échantillons rapportés de Terre-Neuve par son collègue et ami Calmette ; il consigne avec lui à peu près les mêmes résultats ce que reconnait ce dernier ; il  travaille aussi comme Heckel sur les données du Docteur Randon.

Il refuse de voir dans le choix et la qualité du sel, les origines du problème qui pour lui provient seulement des conditions de stockage – humidité et hygiène -

Les expériences ont été poursuivies par chacun comme à l’accoutumé sur les animaux, des lapins, des cobayes …

 

Les préconisations

Pour Heckel, il faut badigeonner la surface des morues avec une solution de chlorobenzoate de soude ou de chlorocinnamate à 18 % ; il aurait d’abord vanté l’hyposulfite de soude puis le sulfobenzoate de soude mélangé au sel à 5 %.

 

Pour Calmette, il faut badigeonner la morue de chloro-benzoate de soude à 18 % et effectuer les lavages à l’hyposulfite à 15 % ; ces méthodes dit-il ne présentent pas d’inconvénient mais sont couteuses ; par contre les poudres américaines au borax sont dangereuses pour la consommation.

 

Pour Le Dantec, le meilleur moyen de se prémunir du rouge est d’ajouter au sel marin un antiseptique tel que bisulfite de soude, nitrate de potasse, hyposulfite de soude etc dans la proportion de 10 à 15%.

 

La diffusion des travaux

Heckel diffuse dans La Nature - revue des sciences illustrées - Tissandier rédacteur, numéro 691 du 28 août 1886, puis à deux séances de la Société Nationale d’Agriculture de France les 6 avril 1887 et 16 janvier 1888 ; aussi à la Société Royale et Centrale d’Agriculture en 1887 ; encore à trois séances de l’Académie des Sciences les xx mai et 21 novembre 1887, puis du 16 janvier 1888 ; enfin à une séance de l’Académie Nationale de Médecine le 2 août 1887.

Son travail obtient une récompense de l’Académie des Sciences – un prix des arts insalubres de la fondation Montyon – voir février 1888 page 211.

Des communications sur les travaux de Heckel paraissent dans la Revue Mycologique numéro 33 de janvier 1887, le Journal des Connaissances Médicales du 24 novembre 1887, la Revue Britannique 1887 page 519, dans le Moniteur Scientifique de 1888, dans l’Année Scientifique et industrielle de 1888 page 369.

Randon avait aussi publié son expérimentation dans la Revue Maritime, dans le journal d’hygiène du 23 janvier 1890 page 40 ; un mémoire de lui intitulé « Morue rouge, étiologie, hygiène, prophylaxie » est également récompensé pour 1889 par la fondation Montyon de l’Académie des Sciences.

Calmette ne diffusera ses travaux que par sa note imprimée en 1892, en réaction à celle de Le Dantec de 1891. Il critique ce dernier sur plusieurs points : n’a pas pu se rendre sur les lieux, méconnaît le rôle du sel, n’édifie aucune preuve à l’appui de son opinion ; il critique également le docteur Randon d’avoir eu dans ses expériences l’idée préconçue d’exclure le rôle du sel comme agent propagateur du rouge.

Plusieurs journaux feront le point de la question dans des « causeries scientifiques » - voir le journal le XIXème siècle du 4 février 1886, le journal Le Rappel du 20 janvier 1888.

D’autres travaux par d’autres professionnels ou chercheurs seront aussi publiés :

-          Par Charles Berthier thèse de doctorat en médecine à la faculté de Lyon en mai 1889 association typographique de Lyon

-          Par Carles dans le journal de pharmacie et de chimie de 1888 ? page 308 édité par l’Académie de Pharmacie

-          Par Paul de Villard dans la revue La Semaine Vétérinaire du 9 septembre 1888.

-          Par le docteur E. Monin dans l’Hygiène de l’estomac, guide pratique de l’alimentation Paris Octave Doin éditeur 1888

De nombreuses autres diffusions ne feront état que des travaux de l’un des chercheurs, apparemment en méconnaissance des autres :

Pour Heckel, il y a : le Traité de zoologie médicale pages 679 et 680 par Raphael Blanchard Paris Librairie Baillière 1890, le Manuel de l’Inspecteur des Viandes pages 406 et 407 par les docteurs Villain et Bascou Paris Georges Carré éditeur 1890, l’Hygiène Coloniale par Gustave Reynaud 1903.

Pour Le Dantec, il y a : la Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées 1892, la Revue Annuelle d’Hygiène 1892 page 212, le Traité d’Hygiène Militaire page 231 par le docteur A Laveran Paris G Masson éditeur 1896

Concernant Calmette, nous ne retrouvons aucune diffusion ni publication en dehors de la sienne.

 

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En conclusion, l’histoire retiendra plutôt Calmette comme chercheur principal de ce qu’il a appelé lui-même « le microbe du rouge de morue » ; il est le sauveur de l’industrie de Saint-Pierre ; sa notoriété dépassera celle des autres surtout après la découverte dans les années 1910-20 du vaccin dit B.C.G. ; il aura les honneurs de plusieurs émissions de timbre dont l’une est liée à son passage à Saint-Pierre, datée du centenaire de sa naissance en 1963 – voir ci-après - alors que Heckel aura joué le tout premier rôle, en fait un précurseur de toutes ces recherches ; Le Dantec lui se prévaut de la découverte d’un bacille [2] , il tirera une synthèse un peu plus tardive et puis les conclusions tant attendues par la communauté des pêcheurs.

Toutes ces recherches eurent plusieurs mérites : celui de bien distinguer les morues rouges qui en réalité et fermement exprimé n’ont jamais porté atteinte à la santé des populations consommatrices, des morues putréfiées [3] qui elles pouvaient rapidement devenir toxiques et sources d’empoisonnements [4] ; ainsi la circulaire de 1885 allait pouvoir être rapidement rapportée ; le mérite de bien distinguer les différentes origines du sel qui eurent un rôle à jouer plus ou moins grand dans le développement du microbe ; le mérite d’envisager mais avec précaution des additifs dans les eaux de lavage de la morue, certains produits étant d’ailleurs déconseillés et même interdits, le borax, comme nocifs à la santé humaine ; le mérite de reconsidérer les thèses hygiénistes avec le lavage, le nettoyage, la désinfection des locaux et des ustensiles de pêches comme possibles porteurs et propagateurs de germes.

Et puis, fini, tout de même, la mauvaise légende selon laquelle la morue rouge serait issue du croisement de la morue blanche et du saumon …

 

                                                                                  Yves Duboys Fresney

                                                                                   Décembre 2017

 

PS : Par la suite, les débats sur le rouge de la morue prirent une nouvelle orientation : les premiers chercheurs dont nous venons de parler avaient eu recours à des moyens chimiques pour obvier le mal et le détruire ; ces opérations furent longtemps tolérées mais elles furent prohibées par une loi de 1905, soit 20 ans après la 1ère interdiction de 1885 ; tous les milieux concernés s’orientèrent alors vers la stérilisation du sel qui était le porteur d’origine des germes et puis toujours, plus que jamais, vers l’hygiène des installations.

 

 

Timbre - Le médecin Albert Calmette.

 

 

 

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                                                                              Pile de morues vertes à quai

Notes :



[1]  Il faut citer également W. G. Farlow, un tout premier chercheur américain de ce même sujet

2  appelé « bacille rouge de Terre-Neuve » ou encore « bacille de la morue rouge » et parfois aussi « bacille de Le Dantec »

[3]  Dans ce cas la chair est molle et friable, se désagrège par grattage à l’ongle, avec une odeur désagréable et une réaction fortement alcaline.

[4] Le Dantec parle de morue rouge saine d’une part et de morue rouge altérée d’autre part