Les voyages de Jean Lorrain

 

- entre 1892 et 1904 -

 

 

Jean Lorrain est le pseudonyme littéraire de Paul Alexandre Martin Duval - né à Fécamp le 9 août 1855, mort à Paris le 30 juin 1906 -  journaliste et écrivain de la Belle Époque, à rapprocher de la littérature fin de siècle, avec une forte tendance parnassienne (Wikipédia) …

L’un des interprètes les plus étincelants du Paris mondain, élégant, spirituel et grivois … ses malicieuses chroniques lui valurent une grande renommée (Dictionnaire des auteurs chez Robert Laffont) …

Il quitte très tôt Fécamp, vers 1878, et part s’installer à Paris où il trouve tous les ingrédients pour exercer sa jeune vocation d’écrivain ; c’est là qu’il va fréquenter les salons littéraires [1] , suivre les spectacles, les expositions artistiques, les vernissages, pour aborder toutes les mondanités, mais aussi côtoyer les bas quartiers, les endroits sordides qu’il avait l’air d’affectionner [2] : tout ce qui peut correspondre à des sujets d’écriture : les lieux, les milieux et puis les hommes et femmes qui s’y trouvent ! Enfin toute la presse, les littérateurs, les rivaux, avec volontiers les petites histoires, les ragots [3]

A partir de 1892, il entame une période de voyages, sans doute en ressentait-il le besoin …

Puis, à partir de 1901, il s’installe à Nice.

 

Le besoin de voyager, le besoin de s’exprimer

En 1892, Jean Lorrain est à sa maturité de journaliste, pas encore d’écrivain ; il travaille essentiellement au journal « l’Echo de Paris » (1890-1895) avec pas moins d’une cinquantaine d’articles ; il ressent alors le besoin de s’éloigner un peu, de prendre un certain recul …

 

Les différents motifs de ses voyages :

En partance pour la Corse en 1904, il résume assez bien, lui-même, ses raisons de voyager : «Le repos, la santé et l’oubli ! » Il lui faut l’évasion, « ses évasions », le repos, travailler en paix, ne voir personne, l’oubli, le rejet de Paris, Paris la ville empoisonnée , Paris qui le tue petit à petit, qu’il doit fuir … « loin de ses petites intrigues et de ses menus complots » ; fuir la canaille dira Montesquiou …

« J’étais prisonnier à Paris et, comme les détenus, je m’y aigrissais et m’y pourrissais. »

Jean Lorrain, à cette période, sature, il n’en peut plus du néant de la vie mondaine – qui assassina Maupassant, moins clairvoyant ! – , du cabotinage cupide, de la mesquinerie, le renfermé, le mensonge de la vie moderne, de « l’inique oppression de l’argent, sa tyrannie dissolvante et sa féroce emprise sur la bêtise hypnotisée des foules . » Il y va fort …

« Mon Cher Ami, Je ne vous oublie pas mais une telle vie, de tels tracas … Je passe maintenant la moitié de l’année à l’étranger, car Paris et les Dreyfusards me dégoute tellement… Je n’aime plus la France, je ne m’y plais plus … » - Correspondance à Armand Logé, un marchand d’art en date du 27 décembre 18xx ? –

 

Et puis, il y avait aussi le goût pour l’exotisme (l’orientalisme), la mode du temps et encore l’influence des lectures, des habitudes de ses contemporains, de ses confrères ; car, le vrai motif des voyages, n’était-ce tout de même pas au final l’écriture ! Sur les conseils de Loti ou bien de Sarah Bernard, il choisit l’Afrique du Nord … Il lui faut diversifier ses écrits, se renouveler dans les thèmes, élargir ses sources d’inspiration, rechercher autre chose pour sa propre personne et en tant qu’auteur ... Il y avait vraiment chez lui un besoin de s’exprimer !

L’influence de Loti est certaine ; ils se voient tous deux à Hendaye, s’admirent l’un et l’autre, se copient. Il suit également les conseils de Octave Uzanne, ce globe-trotter parfait, ce véritable initiateur au vagabondage.

 

Les périodes choisies pour ces voyages : l’automne, en octobre, l’hiver surtout, d’où l’appellation « station d’hiver » ; les lieux choisis : non pas la montagne [4] mais le sud, le midi, le soleil, les bords de la Méditerranée - la Riviera - et l’Afrique du Nord – le Maghreb, les Barbaresques, la Tripolitaine –

 

Jean Lorrain, un analyste « hors pair »

Jean Lorrain se révèle être un bon analyste ; « De précieux dons d’analyse » a-t-on dit de lui …

En bon professionnel, il nous livre une analyse complète, dans l’espace et dans le temps, en faisant fonctionner les cinq sens, les siens et puis les nôtres ; il nous surprend par ses qualités de décrypteur, son style, ses énumérations, par son vocabulaire, l’emploi de certains mots ; il plait aux journaux de l’époque, aux lecteurs, certains attendent impatiemment la parution de chacun de ses Pall-Mail …

« M Jean Lorrain n’entend point donner, comme dans toutes ses notes de voyage, un aspect en quelque sorte photographique des pays qu’il a entrevus, des figures qu’il a soupçonnées. Il a une façon de voyager bien à lui, qui donne à chacune de ses descriptions un si évident cachet personnel que je ne pense pas avoir rencontré cette « manière » dans aucune littérature du monde » (La Revue Hebdomadaire du 14 février 1903)

« Heures d’Afrique va nous dire ses surprises, ses ferveurs, ses émois sauvages … »

 

L’analyse des lieux visités

Tout le monde reconnait en lui sa sensibilité aux paysages … et puis aux monuments.

Chaque description est une carte postale vivante, dynamique, « une collection de cartes postales mais artistiques, point banales » dira Philippe Julian ; la précision est souvent géographique mais il y ajoute toujours une touche personnelle, une dose de poésie, parfois de fantasme.

 

L’analyse des personnages rencontrés

Jean Lorrain étudie les rapports de l’homme dans son milieu :

Il évoque les différents peuples rencontrés : les berbères, les arabes, les juifs : il a parfois des propos durs à leur égard ; les portraits sont crus voire cruels, par exemple concernant les femmes juives de Constantine …

Il parle souvent des soldats de la colonisation : les casernes sont régulièrement citées et puis les uniformes …

Il y a aussi les touristes, parmi eux les congénères allemands, américains, anglais et français :

« Malte aujourd’hui infesté d’anglais … » (Monsieur de Phocas)

« On est honteux d’être français tant ils sont malappris en milieu étranger. »

« Moi, les anglais m’énervent, et vous ? Quelquefois ; moins que les français, pourtant ! »

 

L’analyse des couleurs

Jean Lorrain a manifestement des qualités de coloriste ; dans ses descriptions, il relève régulièrement les couleurs et les lumières ; « ici, tout est or, violet et mauve » ; sa palette est immense, colorée dans les tons mais aussi les appellations, parfois fantaisistes ; par exemple, la gamme des bleus est très étendue, impressionnante, « tous les bleus imaginables » : outre-mer, bleu profond presque violet, bleu turquoise, bleu soyeux, bleu de vitrail, bleu de pervenche, bleu liquide, bleu vitrifié, bleu d’encre de Chine, bleu de saphir pâle, bleu d’iris rare, bleu de nacre bleue, bleu implacable, azur brulant, azur étouffant, azur accablant, mais aussi bleuâtre … Il a également dans la même veine, la gamme des verts, et puis de toutes les autres couleurs, les gris, les roses, les rouges, les ors, etc …

 

L’analyse des odeurs

Il a toujours un mot, une phrase sur les odeurs : l’odeur des lieux, l’odeur des hommes, les parfums.

« Odeurs écoeurantes, épicées et musquées, qui sont, paraît-il, le parfum du désert. »

A Sidi-Bel-Abès, « dans le quartier arabe, … montent d’infâmes odeurs de musc et de friture ; les estaminets de France empoisonnent l’absinthe, les cafés maures … embaument, eux, les aromates et le Kaoua … je ne sais quelles exhalaisons d’épices et de laine flottent dans l’air, une senteur à la fois écoeurante et exquise de charogne et de fleurs violentes, cette espèce de pourriture d’encens qui est le parfum même de l’Algérie et de tous les pays de l’Islam. » Tout cela dit en une seule phrase !

 

Ses émotions

Il sait sourire – parfois en se moquant - et aussi pleurer, faire sourire et faire pleurer ; il vibre, il trésaille, et puis doit se reposer, pour calmer ses nerfs ; « mes nerfs se crispent en songeant que j’ai pu supporter plus d’un mois ce chichi » ; Venise lui procure beaucoup d’émotions : « Venise, la plus intense, la plus grande émotion de ma vie … », « l’émotion était si grande que j’ai failli pleurer … »« J’ai vu Carpaccio de l’Académie de Venise, la vie de Sainte-Ursule et j’ai failli mourir … », « c’est une des plus profondes et pénétrantes émotions d’art qu’on puisse ressentir et je suis enivré, sous le charme, comme au premier jour. »

L’on dira à ce sujet : « Dans ses voyages, ses émotions sont toujours de qualité, et il les note en esprit saisi, sincèrement ému. » (Acrobaties par Lugné-Poe)

 

Les envolées poétiques ou décadentes

Jean Lorrain conclue souvent par une transformation féérique, ou encore fantastique ; « c’était tout à l’heure un pauvre village berbère. Un rayon de soleil a suffi pour tout magnifier ; c’est un mirage, mais nous sommes, il est vrai, au désert … » Et soudain, il a le goût de l’extrême : le paysage des gorges du Rummel se transforme sous sa plume en un corps monstrueux et en décomposition, accablé de toutes les maladies les plus repoussantes …

 

Parfois il y aura des déceptions

En fait, il aurait tellement voulu retrouver l’Orient de ses rêves, notamment à Tripoli :

« Dans cet illusoire pays de rêverie et de songe, tout est piège et mirage … » « Le décor est souvent trompeur » « Tout est mirage dans ce pays de lumière, illusion et déception … » « Ici, dans l’Orient de la réalité, tout est surfait, exagéré et recrépi » « L’Orient ce n’est qu’un mythe, une invention des romanciers de voyages. »

 

Le style employé

Cela démarre toujours par le réel, l’analyse des plans, la conformation des lieux, grâce à un descriptif assez méthodique, puis un moment donné l’auteur nous livre ses réactions émotives, pour enfin terminer par une envolée symbolique ou bien fantastique et même féérique  … Parfois, il « se lâche », surtout dans ses correspondances, au point de dévoiler toutes les dispositions de sa pensée, ses humeurs personnelles ...

Certains biographes et critiques ont vu dans sa littérature de voyage un style un peu différent de son habitude, plus reposé …

Le vocabulaire est toujours riche, parfois même luxuriant : il excelle quand il parle des habillements, des bijoux et pierres précieuses, quand il évoque les couleurs ou bien les odeurs …

Les figures de style sont nombreuse ; il les emploie toutes ou presque :

-                      Les métaphores : « sous le soleil, la plaine devient un remous de saphirs » «  le désert est une étrange mer de sable, mer figée et l’on dirait remuante, dont les premières lames au bord de l’oasis sont d’un jaune plus pâle, comme une écume de sable » ;

-                      Les oxymores : « des loques éclatantes et sordides » « une exécrable et adorée créature » « une délicieuse tristesse » «  un adorable et dangereux climat » « une rue à la fois parfumée et puante » «  une mélancolique joie » « une senteur à la fois écœurante et exquise de charogne » .

-                      Les comparaisons : en voyage, la comparaison se fait souvent avec son pays d’origine – comparaison entre l’Orient et l’Occident ! - : « A Tunis, l’avenue de France à l’air d’une fausse rue de Rivoli … » . Un quartier d’Alger le Passy-Neuilly …

-                      Les énumérations : « Les diligences d’Afrique … empestant l’oignon cru, l’ail, la laine humide, la sueur humaine et le poulailler … »

-                      Les anaphores : « Les Souks – de Tunis – sont le charme, la séduction et le danger de Tunis – de le ville - . Ils sont le charme des yeux, la séduction des sens attirés et pris par les couleurs, les nuances et les senteurs, ils sont aussi le danger pour les bourses, ils sont la dette embusquée derrière les colonnes rouges et vertes dont s’encadre chaque échope marchande. Les Souks, c’est le piège tendu par l’Orient à l’Europe …. » .

-                      Les aphorismes : « La vie n’est pas l’école de l’indulgence ». [5]

 

L’écriture en général

Très souvent, l’on se pose des questions sur ses qualités d’écrivains. L’on demande régulièrement à le comparer à Maupassant, pour finalement conclure en sa défaveur [6]

Georges Normandy, son hagiographe, lui promet un bel avenir posthume, en le plaçant au niveau de ses plus brillants contemporains, Maupassant, Flaubert ou Proust … Certains critiques parlent de son œuvre « en dent de scie », de valeur inégale, parfois excellente mais pas toujours ainsi . Rappelons-nous que Jean Lorrain produisait ses écrits surtout en tant que journaliste ; son écriture était spontanée, beaucoup moins « travaillée » que celle de Maupassant ; il produisait pour le lendemain, et pas forcément pour l’éternité !

L’on dira de lui : « Jean Lorrain, non le journaliste, mais quand il est celui qui fait pleurer notre âme à l'unisson de la sienne : habile ciseleur de mots jolis et d'histoires fantastiques. »

 

Voici quelques passages , pour mieux comprendre les diverses facettes de son écriture et aussi de sa personnalité :

Lorrain va de la dure réalité engendrant un certain pessimisme …

« Cette nature fantasque et maladive, moralement et physiquement, ces à-coups de cœur et d’imagination folle – car je n’ai plus de sens hélas – qui font peut-être mon talent, en suis-je bien responsable et n’y a-t-il que de ma faute à moi ? » (Lettre à sa mère du 10 janvier 1892)

« Je ne puis regarder attentivement la vie sans éclater de rire, mais quand je ris aux éclats, je souffre abominablement. C’est ma façon de pleurer à moi qui n’ait pas les yeux fait comme tout le monde. »

"Il est des jours où l'on aime souffrir et faire souffrir les autres, des heures où la joie plus fine est de se meurtrir soi-même et de se torturer le coeur." (La Dame Turque)

… jusqu’à la moquerie et la provocation pouvant parfois aboutir au scandale [7] …

« Il fait ici un temps idéal : seul les Coquelin père et fils me gâtent l’Algérie par leur silhouette de batraciens en tournée !!! Je les hais, ils m’horripilent et me rendent malade… Ils viennent paonner ici devant la Rade – d’Alger – où leur succès est d’estime, car ils jouent au rabais … Ah si vous les voyiez ce serait votre vengeance : leur laideur est si commune au milieu de tous ces déguenillés de race qu’ils en décomposent l’atmosphère » …

« Elle avait revêtu pour le dîner un peignoir de percale rose à fleurs vertes, qui la drapait comme dans un vieux rideau et lui donnait un air de chien savant ; des fleurs en papier la coiffaient à la façon d'un gâteau de Savoie, dont sa tignasse avait la nuance. »

Avec de tels propos, sans doute personnifiés, que pouvait-il donc arriver ? Un billet d’offense, un soufflet, un duel !! ...

… en passant par des évocations poétiques et merveilleuses …

« Il n’est pas au monde émotion un peu délicate qui ne repose sur l’amour du merveilleux : l’âme d’un paysage est tout entière dans la mémoire, plus ou moins peuplée de souvenirs, du voyageur qui le traverse, et il n’y a ni montagnes, ni forêts, ni levers d’aube sur les glaciers, ni crépuscules sur les étangs pour qui ne désire et ne redoute à la fois voir surgir Orianne à la lisière du bois, Thiphaine au milieu des genêts et Mélusine à la fontaine . (…)

« Il faut donc aimer les contes et d’où qu’ils viennent, de Grèce ou de Norvège, de Souabe ou d’Espagne, de Bretagne ou d’Orient. Ce sont les amandiers en fleur des jeunes imaginations ; le vent emporte les pétales, dissémine le rêve, mais quelque chose est resté qui, malgré tout, portera fruit et ce fruit-là parfumera tout l’automne. Qui n’a pas cru enfant ne rêvera pas jeune homme ; il faut songer, au seuil même de la vie, à ourdir de belles tapisseries de songe pour orner notre gîte aux approches de l’hiver ; et les beaux rêves même fanés font les somptueuses tapisseries de décembre. » (Princesse d’ivoire et d’ivresse)

L’organisation des voyages

Les conditions de voyage

Les hôtels : de qualité très variable à son goût ; il en fait les remarques dans ses correspondances

La nourriture : « j’ai failli manger de la pieuvre frite … quelle horreur ! Les Arabes en sont très friands, mais, il est vrai qu’en revanche, on nous sert ici des fenouils absolument délicieux, et à Tunis, j’ai fait connaissance avec les asperges indigènes, un étrange légume … d’une ravigotante amertume, une saveur bien spéciale presque apéritive ; il y a donc des compensations. »

 

Les moyens de locomotion

Le chemin de fer jusqu’aux bords de la Méditerranée, la gare de Lyon, un billet de dernière minute à Edmond de Goncourt …

 

Les Paquebots pour les traversées en mer :

Dans « Heures de Corse » : « Ces bateaux de la compagnie Fraissinet sont horribles, et je n’en suis pas à ma première traversée – On ne m’avait pas menti – Que d’hivers, j’ai passé en Algérie, à Tripoli et à Tunis ; je ne compte plus mes escales à Malte, à Naples et à Palerme, les retours de Syracuse, par Livourne et Gênes, mes départs pour Oran par Barcelone et Carthagène ! Et je n’ai jamais eu le mal de mer… Je l’ai cette fois … »  – En réalité, il y avait eu une avarie de moteur en pleine mer et en pleine nuit ; le bateau était à la dérive ! –

Marseille-Alger se faisait alors en 25 heures ; Carthagène-Oran en 4 heures … Pendant ces longues traversées, la poésie fréquemment lui revient :

« Adieu, bergères, adieu, Gilles !
Voici les voiles de satin
De la barque aux agrès fragiles,
Qui va vous conduire au lointain »
(Les Griseries)

Une bien jolie envolée lyrique pour sans doute lui faire oublier le mal de mer !

 

Les chemins de fer d’Espagne et puis ceux d’Algérie :

« Les  chemins de fer espagnols, tant vilipendés et si décriés pour leur saleté, leur intolérable lenteur et leur manque absolu de confort, sont des rapides de luxe auprès des chemins de fer algériens. » « Un train parti d’Oran à 9heures du matin peut arriver en gare d’Alger à 11 heures du soir… » Puis à nouveau 18 heures entre Alger et Constantine …

 

Les diligences algériennes, les pataches d’Oran ou d’Alger, « poussiéreuses, démantibulées, sonnant la ferraille et brinqueballant sur des roues écaillées avec un roulis de balancelle, empestant l’oignon cru, l’ail, la laine humide, la sueur humaine et le poulailler, antédiluviennes … » « elles roulent comme secouées de sanglots convulsifs … » Il y avait aussi les cachas de Tripoli, des voitures peinturlurées et garnies de rideaux écarlates .

 

Les rencontres :

En réalité peu d’informations à ce sujet, seulement ce qu’il a pu en livrer lui-même, notamment dans ses correspondances :

M et Mme Jules Chéret – charmants compagnons – Nous projetons ensemble d’aller passer l’hiver prochain au Caire …

Au premier voyage en Algérie : M Grasset, très fatigué : décédé en janvier 1903 [8] . 

Il rencontre (sans certitude ?) Yvette Guilbert, la chanteuse de café-concert, pour qui il compose quelques chansons ; le peintre Bompart à Briska puis à Venise ; M. Cognet à Venise … (voir lettre à Ma Mère de 1898)

Il est souvent reçu dans les consulats de France … Il se fait introduire à chaque endroit dans les milieux français et puis poursuit son voyage avec certains d’entre eux …

Sa mère l’accompagne lors des deux derniers voyages à Venise, également lors du 3ème voyage en Afrique – à Tripoli en janvier-février 1898 –

Mais, les rencontres ne sont pas toujours appréciées : à Alger, les Coquelin et aussi M. Xanrof ; à Venise, « il n’y a que les goujats comme Maizeroy  [9] pour parler aussi légèrement d’une aussi Grande Dame. »

 

La situation politique des pays africains visités

En Algérie : La colonisation française débute en 1830 ; des départements français d’Algérie sont instaurés en 1848 avec Oran, Alger et Constantine ; les territoires du Sud ou Sahara sont annexés en 1902.

En Tunisie : Le protectorat français y est institué dès 1881 ; il sera aboli en 1956.

En Lybie : la régence de Tripoli sous l’empire Ottoman passe sous contrôle italien à partir de 1911.

Au Maroc : on ne fait que l’approcher à la frontière de Tlemcen ; il ne sera pas visité, sans doute pour une question d’insécurité avec la succession de Hassan 1er en 1894 ? Les français ne pourront y instaurer leur protectorat qu’après l’entente cordiale avec l’Angleterre de 1904.

 

Le coût des voyages [10]

5 Frs pour la traversée en bateau de la Méditerranée ;

5 Frs par jour pour une chambre dans un grand hôtel d’Alger - L’Oasis - , 9 Frs à Venise ;

Et 900 Frs pour un article de presse, un Raitif – JL a été l’un des journalistes le mieux payé de Paris -

Il se fait suivre ses journaux et abonnements – le Courrier de la Presse - dans chaque ville et chaque hôtel, pour ne rien perdre de l’actualité littéraire et artistique.

 

Les lieux rencontrés

A vrai dire, il est parfois difficile de suivre avec exactitude les trajets et la chronologie des voyages, par manque de précision et avec quelques erreurs provoquées dans les dates ; les correspondances portent régulièrement les jours et les mois mais jamais les années, d’où des confusions possibles, notamment avec les deux premiers trajets en Afrique … Alors, nous poursuivrons le voyage plus en fonction des lieux rencontrés que de la chronologie …

 

Nous commencerons par l’Espagne : fin 1891 – le 22 décembre ? -, à partir de Luchon, direction Pampelune, Saragosse, Madrid et le musée du Prado, Tolède la ville assassinée, Murcie « une merveille », passage aussi à Barcelone et puis Valence « une peste d’ennui »

A Carthagène, le 1er janvier 1892, il descend à l’Hôtel de France et écrit à sa mère : « 1er janvier : Cà, c’est tout un poème, 800 lieues sont entre nous – une chose m’enchante : aujourd’hui ni souhaits, ni étrennes ; le jour de l’an ici n’existe pas ! – Tu te mets à table avec tous les tiens ... Moi, je vais m’asseoir à une table d’hôte d’hôtel espagnol … entre deux étrangers. Ça, c’est le revers des voyages … » (Lettres à Ma Mère)

« Carthagène, une toute petite ville et un port de guerre merveilleux par sa rade fermée et ses murs de montagne, mais il n’y a qu’une rue, et c’est d’une tristesse sauvage ».

« La population est relativement gaie, et très chatoyante à l’œil, mais ce « jargonos tra los montes » obsède à la longue et j’ai hâte d’entendre parler français … » (Lettres à Ma Mère)

Le 2 janvier 1892 … Direction Oran pour un 1er voyage en Afrique du Nord …

 

Autre voyage en Espagne : le 1er août 1896, il est à l’Hôtel de France d’Hendaye, en partance pour Fontarabie - à la frontière avec Hendaye - , la vallée de la Bidassoa, Pampelune, Vitoria, Burgos, Madrid, Loyola, Zumarraga ; il est à Tolède le 9 septembre 1896 au Gran Hotel de Castilla, « une ville arabe, des ruines, des ruines, les rues de la Kasba qui montent, descendent et remontent sur une roche pierreuse, brulante, cuite et recuite, l’abandon, …, la désolation d’une Constantine à l’abandon et le Tage la contournant dans un ravin aussi sauvage, aussi puant, mais moins profond que le Rummel … Ceci pour te dire que je vais bien … La cathédrale … si fameuse est la copie agrandie de l’abbaye de Fécamp mais d’une … insensée, moins curieuse à mon avis que celle de Saragosse » (lettre à Ma Mère).

Il aura donc bien visité la Castille et la Catalogne, mais aucunement l’Andalousie.

 

En Afrique du Nord, il y eut trois voyages : le premier eut lieu en janvier 1892, le deuxième commence le 19 décembre 1892 pour prendre fin début février 1893 et le troisième va du 1er janvier à la fin de mars (février ?) 1898 – source Georges Normandy et Thibaut d’Anthonay, en contradiction avec Fathi Ghlamallah dans sa réédition d’Heures d’Afrique de 1994,  pour les années des deux premiers voyages que cette dernière situe une année plus tard en janvier 1893 et janvier 1894 [11]

 

1er voyage en janvier 1892 : Départ à la gare de Lyon avec un billet à Goncourt griffonné au buffet de la gare … JL passe par l’Espagne – voir ci-dessus- le 2 janvier 1892, départ de Carthagène pour Oran avec une lettre à sa mère ; Oran le 4 janvier, Tlemcen, Mostaganem le 7 et le 10 janvier 1892 lettre à sa mère puis Blidah le 13 janvier lettre à sa mère, la « rose de l’Algérie », Ouled et Nails, Alger le 18 janvier 1892, lettre à sa mère  le 21 puis le 31 janvier;

 

Oran – le 4 janvier 1892 – description suggestive d’Oran publié dans l’Echo de Paris du 8 février suivant : « 

 

Sidi-bel-Abbès : « Que sommes-nous venus faire dans ce poste sud oranais … ces quatre grandes casernes entourées de remparts avec, autour d’elles, quatre grandes rues de banlieue, poussiéreuses et tristes, aboutissant à quatre portes béantes sur la rase campagne … » ; il en décrit par ailleurs le quartier arabe ;

 

Tlemcen – du xx au 9 janvier 1892 – « Avons fait des promenades inoubliables, à Bou-Médine et aux ruines de Mansourah, la ville morte – Rien ne vaut Tlemcen … C’est presque le Maroc, et des architectures et des costumes ! Ce sera, je crois, la perle et la grande impression de mon voyage. » (Lettres à Ma Mère)

 

Mostaganem – Grand Hôtel de France – 10 janvier 1892 – « une petite ville essentiellement française … aux rues de sous-préfecture morne … dominant de ses casernes tout son faubourg de villas d’officiers retraités … » . Une ville en terrasses qui semble dormir au flanc d’une colline baignée par la mer – « nous sommes en Normandie … » ; il voit jouer sur la place, la musique des Turcos, appelée La Nouba.

 

Blidah le 13 janvier 1892 avec les gorges de la Chiffa, le ruisseau des singes, « la rose de l’Algérie » , avec « des fontaines, des ombrages, mais il faut voir cela au printemps, car il y a ici des avenues entières de platanes et d’arbres de France, et dame ! tout cela est, en ce moment, sans feuilles. » (Lettre à Ma Mère)

« Le malheur est qu’on mange à Blidah encore plus mal qu’en Espagne : c’est odieux. Nous ne mangerons qu’à Alger. » (Lettres à Ma Mère)

 

Alger, au Grand Hôtel de l’Oasis, le 16 janvier 1892 jusqu’au 21 avec le retour en France, à Marseille par le « Ville d’Alger » .

« J’occupe ici à l’Oasis une chambre superbe, 5 frs par jour, avec une vue merveilleuse … »

Alger avec «  l’élégance d’une ville arabe haussmanisée et devenue station d’hiver »

« C’est un coin bien parisien que ce petit salon de la rue des Trois-Couleurs , chez Courtellemont, le photographe, où se trouvent réunis le soir, de cinq à sept, tout ce qui a un nom dans les arts ou la littérature et qui se trouve de passage à Alger. […] Ceux qui, durant ces quinze derniers jours, sont venus […] ont été charmés […] par Jean Lorrain, ce délicat paradoxal. »

Après Courtellemont, le photographe, il passe aussi chez Marchellemont, un éditeur d’art.

« Les quais d’Alger, bastionnés en haute terrasse au-dessus du va et vient des paquebots, arrivées et départs, déroulent de somptueuses façades de compagnies financières et maritimes et de grands hôtels : l’indolence hallucinée des indigènes s’y accoude, indifférente au shopping des Lubin et des Cook en excursion dans la ville, le songe opiacé des burnous y somnole entre la hâte des colons espagnols et la mollesse étalée sur leur siège, une fleur à la bouche, des voituriers maltais et siciliens … Alger sent la jonquille, le narcisse et le suint . »

Il découvre la banlieue d’Alger, le quartier Mustapha, le « Passy-Neuilly » d’Alger, le quartier Le Ruisseau, un quartier espagnol, un Puteaux d’Afrique …

Les Chroniques ou articles de journaux, futurs chapitres d’ouvrages, portent sur « Alger au printemps », « Alger chez Fathma » …

De temps à autres, il s’inquiète des nouvelles de France : « Et Maupassant ! Quelle fin ! L’éther, la cocaïne etc, - la vanité surtout !  Et la Bénédictine qui brûle ! J’envoie un télégramme à Fernand [12] ! » (Lettres à Ma Mère)

 

Au retour, il s’attarde huit jours à Marseille, l’une de ses villes préférées : « il y a pour moi maintenant deux villes, Venise et Marseille. Marseille et Venise. Après Malte et Taormina. »

 

2ème voyage : Ce voyage a lieu en 1892-93 et non pas en 1893-94 comme cela a été dit : arrivée par bateau à Alger le 27 décembre 1892 , où il est bloqué à cause de sa mauvaise santé ; il écrit à Yvette Guilbert les 11 et 30 janvier, 5 et 13 février et crée pour elle plusieurs chansons « Fleur de Berge » «  ; puis, allant mieux, va à Constantine avec la rue des Echelles, El Kantara, l’Oasis, la perle des oasis, la porte du désert, « un Argenteuil du Sahara dont le palmier serait l’asperge » … puis Thimgad, la ville de la soif, Briska, enfin Tunis, retour début février 1893, il est à Paris le 12 février.

Les titres de ses articles sont ici intitulés « Tunis la mystérieuse », « la Porte de France », « les Souks ».  

 

3ème voyage : il voyage cette fois avec sa mère – sous le nom de M et Mme Duval-Lorrain - le 12 janvier 1898, arrivée à Tunis par l’ « Abd Del Kader » jusqu’au 15 janvier, puis Sousse du 21 au 23 janvier, Sfax le 8 février, enfin à bord du « Tell » en direction de Tripoli avec l’Oasis du 9 au 13 février, retour à bord de l’ « Asia » par Malte, direction la Sicile avec Palerme le 17 février puis Naples le 22 février …

 

Tunis à nouveau : « Il ne faut jamais revenir : l’étonnement est la première des joies de l’homme qui voyage …. La palette des couleurs s’est effacée … »

Le quartier Halfaouine, le quartier juif, les arènes romaines d’El-Djem, Carthage

Les titres : « Tunis Mystérieuse » « Tunis sous la pluie »,

 

Sousse, « si blanche, si belle, si lumineuse sous la clarté du ciel, au bord de la mer bleue, que le gouverneur turc l’avait surnommée la Perle … »

 

Sfax

La ville de Fatma la mère du prophète Mahomet. « Il faut pardonner à Sfax, la ville française masquant la ville arabe, l’ignominie de ses hôtels, la saleté, la crasse et le grouillement de sa kasbah, la puanteur de ses souks … quel remous de guenilles et de loques ! » Il étudie attentivement l’approvisionnement par les femmes en eau, la source même de la vie dans ces brulants pays de la soif !

De Sfax à Tripoli, le navire « Tell » s’arrête à Gabès.

 

Gabès … « La plus belle oasis de l’Afrique », relatée par Pline là où poussaient toutes les plantes, palmier, figuier, amandier, caroubier, abricotier, pêchés, enfin le blé et l’orge, et toutes les fleurs (voici encore une longue énumération) : aujourd’hui, on y voit que des spahis, « le sous-Cayenne du Sahel » …. et puis l’Alpha, le grand commerce de Gabès ; j’ai préféré ne pas descendre à Gabès …

 

Djerba

 

Tripoli à l’hôtel Minerva,

Il s’agit de la Tripoli Lybienne, et non la Tripoli Libanaise [13] .

« La ville des mirages, cité d’azur et d’or » dira Edmond Rostand ; chez notre auteur, on sent deux attitudes opposées : la féérie, la merveille, le charme de l’Orient, l’imagination des Mille et Une Nuits, et puis une déception de ne pas y avoir trouvé tout l’Orient qu’il espérait.

« Le Tripoli des corsaires, des expéditions espagnoles et de la Princesse lointaine Comme ils chantent l'invitation au voyage, tous ces noms de villes barbaresques de la Tripolitaine … »

 Et puis : « nous sommes à Tripoli, ma chère, et j'en suis déjà revenue. Quelle désillusion 1 D'ailleurs, tout ce voyage dans le sud tunisien est la duperie la plus affreuse … Tripoli c’est encore une invention de poète, une machine à théâtre, car, sans la princesse lointaine, les vers de Rostand et les costumes de Sarah (Bernard), je n’y serais jamais venue ; ah ! cette Sarah est bien coupable … »

 

De Tripoli, il revient avec un ouvrage : « La Dame Turque » : l'histoire débute sur un bateau l’« Asia » en partance de Tripoli en direction de Malte et en route vers l’Europe. A bord, le narrateur, Jean, voyage avec sa mère et après avoir quittés tous deux Tripoli, dont il livre une description alléchante, il évoque ce passage du monde oriental à celui occidental par des souvenirs, des descriptions qui débutent aussitôt quitté la terre turque mais se poursuivent sur le bateau à travers une étrange apparition qui envoûte le narrateur, celle d'une femme turque, voyageant avec ses trois serviteurs et son interprète ; c'est par ce dernier, un arménien du nom de Bascia Cahuaji, que Jean apprendra que cette femme se prénomme Shiamé Esmirli et qu'elle est la seconde épouse d'un pacha de Tripoli, exilé en raison de ses opinions politiques. Sans qu'il ne sache pourquoi, le narrateur est littéralement sous ce charme de cette femme qu'il sera amené à revoir dans d'étranges circonstances ...

 

L’Italie : On dira de lui : « Jean Lorrain, ce Botticelli de la plume … »

Il est difficile de bien ordonner les voyages dans ce pays qu’il a fréquemment visité de long en large ; il écrira : « parti pour l’Italie le 15 mai ... », mais on ne sait pas de quelle année ; curieusement, nous n’avons pas retrouvé de passage à Rome, la ville éternelle.

 

Début 1898 (parfois confondu avec 1897) : Au retour de Tripoli, il passe à Malte puis en Sicile, avec Syracuse, Taormine, visite du théâtre grec, Palerme le 17 février, puis Naples le 22 Février et aussi le 3 mars ? avec la visite du musée (voir M de Phocas) … La baie de Salerne, Amalfi …

 

A nouveau l’Italie du Nord en fin d’année 1898 après l’Allemagne et la Suisse : « Turin ne me reverra plus – On s’y ennuie trop ! » , Gênes, Florence,  Milan avec sa cathédrale qu’il admire malgré les préjugés, Vérone, enfin Venise pour la première fois ….

 

Encore l’Italie en 1901 : pour aller une deuxième fois à Venise ; en novembre-décembre 1902 pour Florence et Naples ; à nouveau en 1904, pour une dernière fois à Venise …

 

Venise : il y eut donc trois voyages pour cette destination : en 1898, puis en 1901, enfin en 1904 :

 

1er voyage : la première découverte de Venise se fait à l’automne 1898, pendant vingt et un jours jusqu’au 18 octobre ; il descend au Grand Hôtel Victoria de Venise puis au Palazzo Veniere, la « Casa Barbiere » le long du Grand Canal ; il est en provenance d’Allemagne, le retour se fera par Milan avec un arrêt à Padoue, puis Gênes par Alessandrie, évitant ainsi le col du Mont Cenis, et enfin Marseille.

Les lettres à sa mère sont datées du les 30 septembre, 7, 12, 14 octobre 1898 ; puis des lettres à Octave Uzanne du 1er octobre 1898, à un ami du 9 octobre, à Armand Logé : « Je passe tout l’automne à Venise et en Allemagne … Vous le savez d’ailleurs … » 

Venise, « la plus grande, la plus belle impression de ma vie », « la féérie de la place Saint-Marc », « rien de vaut Venise », « On y passerai sa vie », « une grande nostalgie » donc pour Venise … non pas une ville, « un immense palais … » « Ici, je sens violemment vivre en moi les deux êtres coupables qui sourdement y brasillent et y flambent : la courtisane et l’aventurier ! »

Venise est reine, Venise est dans sa gloire ; il y trouvera de véritables sensations d’art ; il s’émerveille devant les Tintoret , Titien, Bellini, Tiepolo, Véronèse, Carpaccio, les Canaletti du musée Correr.

Il y rencontre de nombreux peintres français : Leconte de Nouy, Bompart, Aman-Jean, Dethomas … « Ils sont bruyants et bavards ; on n’entend qu’eux … »

Il visite toutes les églises, les palais, les musées, il raffole des gondoles … ensuite découvre les îles de la lagune, Torcello, Chioggia …

Et puis, il écrit : en octobre 1898 dès le passage de l’Empereur d’Allemagne Guillaume, ce sera « une page d’anthologie : Le Kaiser à Venise » ; il corrige ses « Heures d’Afrique ».

« ...Et cette foule, cette gaité presque de mascarade..., tu sais si j'ai, si nous avons vu déjà de belles choses, ensemble, eh bien rien, rien ne vaut Venise, c'est une émotion complexe et forte de nature et d'art, l'imagination est pleinement satisfaite, les sens sont caressés. C'est d'une grandeur enivrante. » (lettre à ma mère)

« Au bout de chaque rue, en perspective au fond des places, de l'eau sommeille et luit. Toute la ville apparaît comme posée à plat sur un immense miroir. »

« Venise flotte au loin, /

Immense gemme éclose /

Dans la splendeur d'un soir d'azur mauve et d'or rose, /

Venise, ô perle blonde, ô fabuleux décor ! »

 

2ème voyage : en octobre 1901, en provenance de Milan et du lac de Garde, pour à nouveau trois semaines ; à l’hôtel Saint-Marc, avec sa mère ; coût neuf francs par jour .

On note deux lettres à Octave Uzanne des 7 et 15 octobre 1901.

Venise, cette « délicieuse ville-fantôme » …

 

3ème voyage en 1904, du 21 septembre ? au 17 octobre ?, en provenance de Milan, Vérone, le lac de Garde, Bergame ; à l’hôtel San Marco sur la place Saint-Marc, toujours avec sa mère ;

Une lettre à Gustave Coquiot en date à Venise du 21 septembre 1904 le confirme ;

«Ah ! Venise ! La présence de Guitry n’en détruit même pas le décor ! Il est certain que j’aimerais mieux vivre ici qu’à Nice ! »

Le retour se fera par Florence, hôtel Porta Rossa où il fait renvoyer son journal.

 

On sent chez Lorrain une évolution dans sa manière d’appréhender Venise ; dès sa première arrivée : « je n’écrirai pas un mot sur Venise avant d’y être au moins deux ou trois fois revenu » [14] . D’abord Venise la merveilleuse, puis Venise à plusieurs facettes, le poison de Venise, enfin Venise va disparaître, son agonie … « Venise est reine, Venise est dans sa gloire, le camouflage est parfait … »

 

En 1905, un an avant sa mort, parait dans la revue « Je sais tout » un article « Sauvez Venise », pour lequel il reçut le soutien de Anna de Noailles ; le campanile, rongé par la base, s’était écroulé de toute sa hauteur en 1902 : « L’Art pousse un cri d’alarme, Venise, une des plus magnifiques cités du monde est-elle condamnée à disparaître, effritée par la vieillesse ? Les fresques se crevassent, les dalles se disjoignent, les monuments, illustres infirmes, ont besoin d’échafaudages, sauvons Venise !  … Venise va-t-elle s’engloutir comme la légendaire ville d’Ys ? … Ici l’ennemi, c’est le temps ! »

« Née du gouffre, que Venise retourne au gouffre et la perle à la mer.
Ce travail de destruction lente, mais sûre, la mer l'a déjà commencé. Venise est menacée. Cette apothéose immobilisée de marbre, de pierre et de métal, rose au couchant, mauve à l'aurore, est sapée dans sa base, et tout ce songe glorieux, tous ces souvenirs illustres sont déjà marqués de mort. »

 

La Corse 

En 1904, départ de Marseille avec la compagnie Fraissinet sur le « Ville de Bastia » le 5 janvier 1904 direction Ajaccio, Grand Hotel et Continental : « Quelle émotion me donnera la Corse, la Corse odorante et sauvage, à laquelle je vais demander le repos, la santé et l’oubli ? »

Il reviendra de ce voyage avec ses « Heures de Corse », publié en 1905 ; les chapitres de l’ouvrage portent sur : - Ajaccio – la maison de Napoléone – Dimanche corse – les Quais – les Pèlerinages – Fleurs d’Exil - Les Voceri – Le seize août à Ajaccio – Sous les Châtaigniers – Le Village – Quelques Bandits - [15]

 

Les autres destinations :

En France, les villes de cure, à Luchon –  à Bagnères de Luchon – en décembre 1891 ? - , à Plombières en 1893 : là, il se soigne d’ennuis intestinaux suite à l’absorption d’éther et d’une syphilis … et puis s’y repose, loin des tracas parisiens ; à nouveau en 1902, le 2 septembre : « L’immobilisation où me condamne cette ville d’eau développe en moi mille et un projets, voyages, aventures, etc … Je bous dans ma baignoire ! »

On le voit à Saint-Jean de Luz, sachant que Pierre Loti avait mis à la mode Hendaye ; à Hendaye, à l’hôtel de France le 1er août 1896 et puis à Avignon où il décrit le château des Papes et rappelle son histoire.

Toute la Riviera, toute la côte, dite nouvellement Côte d’Azur [16] , la Provence reçoivent sa visite, de Béziers à Arles en 1899, de Marseille à Menton jusqu’à Gênes.

En 1905, on le trouve à Peïra-Cava (Alpes Maritimes), Le Boréon (Mercantour) et Chatel-Guyon (Auvergne - Guy de Maupassant y séjourna en 1886, lieu où il situa son roman Mont Oriol) …

 

L’Allemagne, la Suisse et l’Autriche :

1893 : après Plombières, à la mi-septembre, il visite Bâle, Bienne, Berne, Lucerne, Zurich et la Suisse Allemande, ne regagnant Paris qu’à la fin octobre …

« Une des curiosités de Bâle, un sûr émerveillement pour les yeux du touriste, que la place de son marché parcouru ce clair et déjà froid matin d'automne. C'est un entassement de femmes de tout Age et de tout costume, marchandes de la ville, Suissesses de la campagne, Gretchen à cheveux filasses de l'Allemagne voisine, assises là sur d'innombrables rangées de bancs et de chaises dans toute la largeur de la place des marchandages à voix plutôt douces et lentes, où l'affreux accent tudesque disparaît presque dans une langueur italienne, un va-et-vient de servantes à bras nus, d'une propreté exquise et, dans l'intervalle des bancs, le plus décoratif étalage qu'on puisse imaginer de légumes et de fruits. » (Sensations et Souvenirs)

Au musée de Bâle, il tombe en arrêt devant un dessin d’Hans Holbein.

 

1898 : le 28 août (98 ?) : à Genève de l’Hôtel Suisse : lettre à M Nathanson : Mon cher ami, en route pour les châteaux du Roi de Bavière … je ne rentrerai en l’horrible Paris que fin octobre à la dernière extrémité … » Et donc en septembre, il y eut Constance et son lac, les châteaux de Bavière avec son admiration pour Louis II, Munich, Patenkirchen … puis en octobre, seul, sa mère le quitte à Inspruck en Autriche, direction Venise …

 

L’Angleterre – Les anglais :

Il n’est pas sûr que JL soit allé en Angleterre, mais des anglais, il en parle volontiers, il les a rencontrés un peu partout lors de ses voyages :

« Ah cette Angleterre quelle robuste haine j'ai puisée contre elle et ses chers sujets dans cette salle à manger des Trois-Rois, devant ces impassibles et rogues figures aux yeux ronds, à la lourde mâchoire perpétuellement en mouvement Et la coiffure de ces dames, donc cette espèce de tourte en dentelle qu'elles arborent toutes, inévitablement, sur des petits chignons plats et qui les font ressembler toutes à des nourrices sèches pour royal children, ces royal children qu'on mène si strictement au prêche tandis que leurs ascendants après le champagne et le tokay, chiffonnent si élégamment les jolies babies d'Irlande. »

« Oh ces vieilles Anglaises ces Hgures de contes d'Hoffmann au teint de jambon, physionomies rébarbatives ou grimaçantes de vieux procureurs auxquelles vraiment i! ne manque que la perruque, m'ont-elles assez empoisonné les rues de Bâle et les lacs de Suisse Telles je les avais rencontrées en hiver, déambulant à dos de chameau par les rues de Biskra, telles je devais les retrouver, souriant de tous les palets d'ivoire de leur bouche devant le Saint-Georges O the most splendid indeed! - de la cathédrale et les cartons d'Holbein, O very beautiful, Lily, et les vieux Cranach du musée. »

« Et cette nourriture qu'ils ont imposée désormais dans tous les hôtels d'Europe, ce régime de viande sanguinolente et de légumes cuits à l'eau que peuvent à peine relever leur national pic/des et leur Worcester-sauce, ce sourire immobile qu'ils ont fini par incruster dans la face de la domesticité, et toute cette indigeste et dense copie de la presse anglaise qu'on retrouve dans tous les salons de lecture d'hôtels cosmopolites, à Lucerne comme à Alger, à Madrid comme à Bâle, y compris naturellement le Times, le Times surtout, ou les quotidiennes injures que nous adresse M. de Blowitz l'ont immédiatement désigné pour le ruban de la Légion d'honneur à l'heureux choix de nos gouvernants. » [17]

 

Les Pays-Bas : En 1897, Jean Lorrain se retrouve à Bruxelles puis à Amsterdam ; il s’inspire de ce voyage pour faire débuter à Amsterdam son « Monsieur de Bougrelon » :

« Amsterdam, c'est toujours de l'eau et des maisons peintes en blanc et noir, tout en vitres, avec pignon sculpté, et des rideaux de guipure ; du noir, du blanc se dédoublant dans l'eau. Donc c'est toujours de l'eau, de l'eau morte, de l'eau moirée et de l'eau grise, des allées d'eau qui n'en finissent plus, des canaux gardés par des logis pareils à des jeux de dominos énormes : ça pourrait être funèbre et pourtant ça n'est pas triste, mais c'est un peu monotone à la longue, surtout quand il gèle et que l'étain figé des canaux ne mire plus les belles maisons de poupée, perron en l'air et tête en bas. » (Monsieur de Bougrelon)

« Ah ! Le beau, l’admirable, le prestigieux conte, et comme M Jean Lorrain a eu raison de réunir en volume ces pages évocatrices de la plus brumeuse des Hollande qui avaient charmé tous les délicats lorsqu’ils les dégustèrent jadis, semaine par semaine, dans le quotidien ou elles paraissaient. Mais ceci vaut mieux qu’une simple note, car c’est bien, je crois, ce que M Lorrain a créé de mieux jusqu’à présent, et c’est ici que nous pourrons surprendre dans tout son éclat son merveilleux talent de coloriste et d’évocateur … » (La Revue Hebdomadaire 14 février 1903)

 

D’une façon générale, il aimait beaucoup visiter les musées : à Bâle et Bruxelles, ou Amsterdam, outre Madrid, le Prado, Naples et Venise ; il connaissait tous les peintres italiens, toutes les écoles de peinture, avec un penchant pour les primitifs flamands, la Renaissance italienne, l’art Nouveau, autant que pour Gustave Moreau …… il suivait régulièrement les expositions de peintures à Paris, les relayait dans les journaux, en parfait critique d’art …

En une seule phrase, Jean Lorrain synthétise lui-même son goût pour les voyages de la façon suivante : « L’Espagne pour s’en souvenir, l’Allemagne pour en rêver, l’Italie pour y revenir, Londres pour s’exiler, Paris pour y haïr, la Provence pour y aimer… »

 

Les rêves de voyages

Tantôt Le Caire, pour après Tripoli un 4ème voyage en Afrique ? Dans la continuité ? L’hiver prochain ? Avec l’ami Chéret ?

Tantôt Byzance et puis Babylone, Jean Lorrain fait ainsi de fréquentes références à l’antique ;

Tantôt Smyrne ou Athènes, endroit annoncé dans un journal américain où après son mariage avec Liane de Pougy [18] , Jean Lorrain irait y consigner ses souvenirs personnels pour écrire un roman vécu !! (Annonce farfelue parue dans La Dépêche Tunisienne du 30 mai 1900)

Et puis L’Inde – il en parle dans « Monsieur de Phocas » … comme s’il y avait été lui-même. Pierre Loti , lui, y alla en 1898, et publiera en 1903 « L’Inde sans les anglais ». Le Japon est évoqué dans « Poussières de Paris », et donc Londres, Amsterdam, Bergen, y est-il allé vraiment ?

 

Quand il ne voyage pas, JL suit les grandes expositions, en quelque sorte des incitations aux voyages, des voyages virtuels pour cette époque d’ouverture au monde :

Il s’intéresse aux expositions internationales qui ont lieu à Paris, celle universelle de 1889 avec l’inauguration de la Tour Eiffel [19] ; mais toujours un peu moqueur, il rédige une série d’articles intitulés « Le Grand Bazar – Le coin de l’exposition » parus dans « Poussières de Paris » [20] .

En 1895, Octave Uzanne (1851-1931) et Jean Lorrain sont en visite à l'Exposition Ethnographique de l'Afrique Occidentale qui a lieu à Paris sur le Champ de Mars et à proximité. « Villages noirs au Champ de Mars, 350 indigènes » indique un catalogue illustré imprimé pour l’occasion. Jean Lorrain rend compte de cette visite dans un Pall-Mall daté du Mercredi 8 juillet 1895 ; en réalité, la présentation faite à l’exposition fit polémique : certains critiques parlèrent de zoo humain …

Par la suite, il y aura, toujours à Paris, l’exposition universelle de 1900 ; concernant l’exposition coloniale de Marseille du 15 avril au 18 novembre 1906, JL ne la verra sans doute pas, il doit remonter de Nice à Paris le 12 juin et décède là malheureusement le 30 juin de cette même année 1906 …

 

Les écrits en retour et leur publication

 

Les publications résultant de ces voyages

Les notes de carnets de voyage deviennent des chroniques ou articles de journaux, et par la suite des chapitres de recueils ou d’ouvrages … 

Dans un premier temps, des publications régulières se font sous forme d’articles de presse – Jean Lorrain est en premier lieu un journaliste - ; sa carrière débute avec Edmond Magnier dans le journal « L’Evènement » ; puis avec Fernand Nau dans « Le Journal » ; ensuite « Les Echos » avec Marcel Schwob [21] qui dirigea le supplément littéraire de « l'Écho de Paris »  ; il y eut par la suite les « Raitif » puis les « Pall Mall ». Les Chroniques sur l’Espagne et la Côte d’Azur paraissent dans l’Echo de Paris en 1892, les Chroniques Africaines (que l’on nomma aussi les Chroniques du Maghreb) paraitront en 1893 et 94.

« Princesse d’Italie » et « La Dame Turque » paraissent en 1898 .

Un regroupement d’articles de presse eut lieu en 1899 à l’occasion de la publication de « Heures d’Afrique ».

Des textes épars parus dans l’« Echo de Paris » sont regroupés dans « Poussières de Paris » en 1896 - 1er tome - et en 1902 - 2ème tome - , édition Ollendorf.

« Princesse d’Ivoire et d’Ivresse » en 1902, édition Ollendorf

« Heures de Corse » en 1905, édition Sansot Paris

Autrement, il y eut les correspondances : les « Lettres à Ma Mère » publiée par Georges Normandy.

Les écrits de voyages se concentrent donc sur quelques ouvrages mais remplissent aussi bien l’ensemble de  l’œuvre littéraire, tant par la réalité de ses voyages que par l’imagination débordante dont l’auteur fit preuve …

 

La critique des contemporains concernant ses œuvres de voyages :

Henri de Régnier : «  C'est qu'il y a en Lorrain, derrière le romancier et le conteur, derrière l'observateur et le satiriste, derrière le chroniqueur impitoyable, un poète et un rêveur que le voyage réveille et qui toujours a tressailli à la vue d'un beau tableau ou d'un beau site … »

Joris-Karl Huysmans : «  … pour vous remercier au moins de l’envoi de vos délicieuses Heures d’Afrique. Je croyais ce pays usé par le tas de gens qui en parlèrent et il m’est apparu, dans votre livre, neuf. Vous avez le sens merveilleux du paysage sous le change du soleil et de l’ombre, etc … » (lettre de Huysmans à Lorrain)

Paul Adam : « Aucun autre écrivain n’a comme lui évoqué Tunis, la Tripolitaine… ces pages … restent sans rivales. », n° 11).

Robert de Flers est enthousiasmé par « Heures d’Afrique » : « Ce pèlerin passionné, qui a toujours la vision violente et colorée des choses, sait aussi la rendre avec une troublante intensité … ce livre où, selon les mots de Fromentin, toutes les splendeurs de la lumière céleste ruissellent sur des haillons parfumés. »

 

Les passagers de l’Afrique du Nord sont nombreux, extrêmement nombreux [22] :

Alexandre Dumas (1802-1870) avec “Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis”,

Gérard de Nerval (1808-1855) avec “Voyage en Orient”,

Théophile Gautier (1811-1872) avec “Voyage en Espagne”, puis “Voyage pittoresque en Algérie” et enfin “Voyage en Egypte”,

Corneille Trumelet (1817-1892) avec “L’Algérie Légendaire”,

Eugène Fromentin (1820-1876) le peintre avec “Une année dans le Sahel” “Du Sahel au Sahara” “Un été dans le Sahara”,

Maxime Du Camp (1822-1894) avec “Le Nil” “Egypte et Nubie” “Souvenirs et paysages d’Orient”,

Gaston Boissier (1823-1908) avec “L’Afrique Romaine”,

Gustave Guillaumet (1840-1887) le peintre   

Alphonse Daudet (1840-1897) avec “voyage en Algérie”

Emile Masqueray (1843-1894) originaire de Rouen, il enseigne au lycée Corneille et aussi celui d’Alger avec “Souvenirs et visions d’Afrique”,

Guy de Maupassant (1850-1893) avec “Sur les chemins d’Algérie”

Pierre Loti (1850-1923) avec “Les trois dames de la Kasbah”

Charles de Galland (1851-1923) maire d’Alger avec “Alger et l’Algérie”

Jules Lemaitre (1853-1914) enseignant au Lycée du Havre puis maître de Conférence à Alger

André Gide (1869-1951) 

Etienne Dinet (1861-1929) le peintre et illustrateur

Emile-Félix Gautier (1864-1940) professeur à l’Université d’Alger avec “Structure de l’Algérie” et “Le Sahara Algérien”

André Chevrillon (1864-1957) avec “Les puritains du désert sud-Algérien”

Louis Bertrand (1866-1941) professeur au Lycée d’Alger avec “Le Sang des Races”, Claude Farrère (1876-1957),

Myriam Harry (1869-1958) avec “La Tunisie Enchantée” et “ Tunis la Blanche”

Pierre Louys (1870-1925) dans “Mes Voyages”

Charles Géniaux (1870-1931) l’écrivain orientaliste  

Angèle  Maraval-Berthoin (1875-1961) avec “Le Drac”

Claude Farrère (1876-1957)

Isabelle Eberhardt (1877-1904) avec “Au pays des sables” et “Amours nómades”

Georges Duhamel (1884-xx) avec “Le combat contre les ombres”

Léon Lehuraux (1885-1956) l’officier méhariste, écrivain et ethnologue

Alexandre Léty-Courbière (1893-xx) avec “Amour Rifain” et “Un Drame Là-Bas”

Et bien d’autres encore … La liste n’est évidemment pas exhaustive. Tous publient, cela est à la mode … de voyager et puis de publier …

 

La bibliographie de Jean Lorrain relative aux voyages :

-        «La Dame Turque» en 1898, édition la Librairie Nilsson-Per Lamm, collection « La Voie Merveilleuse » , en 1903 republié chez Ollendorf, en 1993 chez Hatier. Lors de la parution, on peut lire : « L’œuvre révèle un aspect peu connu de l’œuvre de Lorrain : l'exotisme ; contemporain des chinoiseries de Judith Gautier [23] , de la grécomanie de Juliette Adam, des salons mauresques de Sarah Bernhardt, des turqueries et des japonaiseries  de Loti, il s'agit d'un petit chef-d'oeuvre de la littérature fin de siècle. »

-        « Heures d’Afrique », en 1899 édition Charpentier, 1930 réédition Charpentier, 1994 réédition L’Harmattan ; table de l’ouvrage : Frutti di mare, en Alger, un an après, quatre ans après.

-        « Heures de Corse », 1905 collection Scripta , édition Sansot Paris, réédité chez Acquansu en mars 2011 avec la contribution de Véronique Schwab.

Puis suivront les publications post mortem :

-        « Voyages », textes de Jean Lorrain choisis par Georges Normandy, illustrations bois gravés de A. Deslignières, 1921 édition Edouard Joseph, rue Vivienne Paris – 2009 réédition chez Les Promeneurs , Collection Grands Solitaires, préface de Sébastien Paré –

-        Dans « Lettres à Ma Mère » de Jean Lorrain, plusieurs lettres concernent ses voyages, 1926, collection Cahiers Latins, éditions Excelsior, introduction Georges Normandy.

-        « Jean Lorrain, Heures d’Afrique et Chroniques du Maghreb (1893-1898) » par Fathi Ghlamallah avec une « Chronologie des voyages de Jean Lorrain en Afrique » et une « Chronologie des chroniques africaines de Jean Lorrain », 1994, Collection Les Introuvables édition L’Harmattan Paris.

-        « Venise », textes de Jean Lorrain et correspondances choisis ainsi que préface de Eric Walbecq, Editeur La Bibliothèque, rue du docteur Heulin Paris, collection l’Ecrivain Voyageur, déc 1997.

-        « Chroniques et récits de voyages par Jean Lorrain » en deux tomes, année ? édition Coda avec des extraits de Poussières de Paris, puis Dans l’Oratoire, Heures d’Afrique et Heures de Corse.

-        « Jean Lorrain produit d’extrême civilisation » par Eric Walbecq et Jean de Palacio avec « L’exotisme perverti de Jean Lorrain » par Liana Nissim, année 2009, édition Presses Universitaires de Rouen et du Havre.

 

Les illustrations des livres

Curieusement, aucune illustration dans l’édition originale de « Heures d’Afrique » de 1899, ni dans sa réédition de 1930 ; aucune illustration dans « Heures de Corse » alors même que les autres ouvrages de JL ont bénéficié pour la plupart de diverses illustrations, de Georges Bottini (1874-1907), de  Jeanne Jacquemin (1863-1938) [24]  …

Autrement, O. Guillonnet  illustre « Narkiss » avec une préface de Jérôme Doucet, André Cahard illustre « La princesse sous verre » , Manuel Orazi « Princesse d’Italie » [25] ,

Des photographies paraissent dans « La Dame Turque », les clichés sont de E. Lagrange,

Les illustrations de « Voyages » de Georges Normandy en 1921 sont des bois gravés de André Deslignières (1880-1968).

 

L’usage de la photographie

La photographie commence à prendre une place importante dans tous ces voyages et en illustrant les publications de retour ; l’appareil remplaçait parfois le carnet de notes ; Pierre Loti se comportait en vrai photographe, après lui, on retrouva trois mille clichés ;  Jean Lorrain aussi avait son appareil ; nous n’avons que peu d’éléments sur les photos qu’il aurait pu prendre au cours de ses voyages ; par contre, nous savons qu’il aimait bien poser …

Le photographe d’Alger, Jules Gervais-Courtellemont (1863-1931) a grandi en partie en Algérie et a, toute sa vie, recherché l'exotisme ; grand voyageur, il a photographié l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Turquie, la Palestine, l'Égypte, l'Espagne, le Portugal, l'Inde et la Chine.

Et puis Lucie Delarue-Mardrus se fait photographier par son mari dans les pays arabes.

Nous sommes à une période d’engouement pour les voyages mais aussi, en même temps, pour la photographie, devenue un complément indispensable à l’écriture ; un grand concours photographique est organisé lors de l'exposition universelle de 1900.

 

Alors, Jean Lorrain, un écrivain fin de siècle, peut-être, mais au-delà de la « Belle Epoque », il est aussi un homme de son temps, cherchant par exemple à transposer sa littérature à tous modes d’expression, le théâtre, le music-hall, le cinématographe, un homme de transition vers le nouveau siècle qu’il ne verra qu’à peine, décédant à l’âge de 51 ans le 30 juin 1906 et laissant une œuvre littéraire importante que nous n’avons ici qu’à peine effleuré.

 

Conclusion 

Il faut ainsi conclure ces voyages en France, en Europe du sud et puis sur les côtes de l’Afrique du Nord, ces voyages chez Jean Lorrain et avec lui comme compagnon de route.

Jean Lorrain, un grand voyageur, non pas vraiment [26] ; souhaitant pour l’essentiel s’évader de Paris qui l’étouffe, son attirance pour les pays et les villes traversés oscille entre émerveillement mais aussi lassitude ; il se plaint souvent, surtout dans ses correspondances, de certaines rencontres, de la chaleur, des transports, de la nourriture, de la langue … et pourtant, il ne descend que dans les meilleurs hôtels [27] .

Malgré cela, dans ses chroniques, l’écrivain sait pour ses lecteurs tantôt faire apprécier la réalité dans le détail aussi bien géographique que historique, et tantôt, je cite : «  magnifier d’incomparable manière les sites qu’il aimait » ; il captive le lecteur par ses descriptions « hautes en couleurs » ; il nous emporte dans ses envolées, parfois ses phantasmes … Jean Lorrain avec sa « merveilleuse diversité », cette « âme à l’aventure », son « admirable intelligence », « l’une des imaginations les plus riches de son temps », « romancier d’une originalité profonde », « indiscutable talent », « « exquis », « inégalable », « avant tout un magnifique artiste », « Jean Lorrain, un tel nom suffit sur la couverture d’un livre pour en assurer le succès », « par son talent, il a su se créer une place dans la littérature contemporaine ».

Des appréciations positives, il en recevra beaucoup mais malheureusement il aura aussi des détracteurs, des moralisateurs sans véritable esprit ou fibre littéraire : sur internet, nous tombons sur un blog [28] , porteur de qualificatifs seulement négatifs le concernant, je cite également : extravagant, provocateur, scandaleux, de mauvais goût, électron libre, faisant fi des conventions, souvent haï, débauché insaisissable, plume acérée, infâme, anti-bourgeois et puis antisémite d’après le seul message de lecteur reçu sur le blog …

Poursuivons encore : « Il paraît qu’il existe une école primaire Jean Lorrain à Fécamp. Ces gens sont fous… » et le lecteur de reprendre : « En effet, il existe une Avenue et une école Jean Lorrain dans sa ville natale »  … Mais alors, nous tous allons devoir également consigner notre avis sur ce blog : il faudrait y ajouter qu’il existe aussi une place à Paris à son nom et puis une très belle avenue à Nice, là où certains, surtout la presse locale, l’avaient considéré comme « apporteur de vices dans la ville » en le nommant « le monstre de la Riviera » [29] … Alors tous fous ? … apparemment … sans doute …

Et puis, nous lisons encore « Les Amis du Vieux Fécamp estiment dans leur revue qu’on n’en a pas fait assez … pour ce respectable écrivain » …

Et donc voilà pour Jean Lorrain, un personnage jugé ironiquement peu respectable, voilà pour la Ville de Fécamp et ses habitants qui follement lui ont dédié deux voiries, une avenue et un chemin, un monument public, et puis une école [30] , voilà pour les Amis du Vieux Fécamp et voilà pour nous-même qui avons toujours pensé et avons écrit que effectivement Jean Lorrain méritait mieux [31] .

Eh bien oui, nous confirmons,  Jean Lorrain mérite mieux que ce qu’a bien voulu en faire et en dire les critiques ou les médias depuis son décès jusqu’à aujourd’hui ; il mérite mieux que de tels commentaires diffusés sur la toile, de telles appréciations très éloignées de sa littérature – ce pourquoi il est encore présent et connu aujourd’hui – sa vraie raison d’être et qui seule devrait nous inspirer, nous motiver …

Alors, refermons cette page-internet [32] et ouvrons celles nombreuses proposées par l’auteur lui-même, concentrons-nous sur celui qui nous attire essentiellement par son œuvre littéraire, par ses textes, les plus vrais, les plus sensibles, plutôt que de ne parler que des défauts, des vices d’un homme [33] , et aussi des vices de sa société contemporaine empétrée avec le colonialisme, avec l’affaire Dreyfus, etc … ; enfin, méfions-nous des jugements de valeurs rendus a posteriori, méfions-nous de l’anachronisme qui est de parler du temps passé avec les préoccupations et parfois les tourments de notre société actuelle [34] .

Jean Lorrain eut donc des ennemis [35] – à vrai dire il le cherchait un peu – mais il eut aussi beaucoup d’amis ; j’en cite certains, selon nos recherches :  Pierre Loti, François Coppée, Henri de Régnier, Joris-Karl Huysmans, Edmond de Goncourt, Maurice Barrès, Henry Bataille, Henri Bauer, Sarah Bernard [36] , Rachilde [37] , Liane de Pougy, Jean de Mitty, Octave Uzanne et Paul Adam, ses deux témoins lors du duel avec Marcel Proust, etc … – Soyons désormais pour lui aussi ses amis, des amis des Lettres, des amis posthumes à qui il a laissé un important héritage littéraire ; de nombreux ouvrages sont à notre disposition, de tous les genres [38] et pour toutes les sensibilités : des poésies, des romans, des nouvelles, des contes [39] , des chroniques de journaux, des pièces de théâtre (pour Sarah Bernard mais qu’elle ne jouera pas !), des chansons (pour Yvette Guilbert mais qu’elle ne chantera pas !), des livrets d’opéra, et même des ballets-pantomimes ainsi qu’une abondante correspondance ; à nous de le lire ou relire, à nous de recueillir ce précieux legs littéraire, du moins pour ceux qui veulent bien l’accepter …

                                                                                           Yves Duboys Fresney

 

(Conférence à l’Association des Amis du Vieux-Fécamp et du pays de Caux du 17 novembre 2019)

 

PS : Les voyages de Jean Lorrain n’ont été pratiquement jamais développés par ses biographes habituels – Georges Normandy, Philippe Jullian  ou Thibaut d’Anthonay - ; seule Fathi Ghlamallah réalisa une « Chronologie des voyages de Jean Lorrain en Afrique ».

 

Notes :



[1]   Il sort chez Rachilde, chez Charles Buet, côtoie les groupes des Hydropathes et des Zutistes, collabore au journal Le Chat Noir …

[2]   L’on a dit qu’« il se plaisait à vagabonder entre les extrêmes ! »  et aussi « écrivain d’alcôve et d’écurie » ; Maurice Barrès dira lui : « Chez ce Jean Lorrain qui va ci-contre nous introduire dans les petites maisons, petites folies et petites tempêtes de la société parisienne, il y a un sorcier amoureux des dangers de la nature. » dans « La Petite Classe ».

[3]  L’on dira : Jean Lorrain moqueur mais pas méchant ; et puis Jean Lorrain intarissable en histoires abracadabrantes, en anecdotes et en potins, en cancans …

[4]  La « station d’hiver » de l’époque était Alger et non pas Chamonix !

[5]   Il y a aussi les expansions, les synecdoques …

[6]  Comment donc la renommée peut-elle placer si haut Guy de Maupassant  et malheureusement si bas Jean Lorrain ; l’analyse purement littéraire et lexicale ne mérite pas un tel écart …

[7]  Voir les duels avec Maupassant en 1886, Maizeroy en 1887, Verlaine en 1888, Proust en 1897, le procès avec Jacquemin, les conflits avec Bob Walter en 1896, Léon Daudet, Octave Mirbeau …

[8]  Voir le legs Grasset et son procès. 

[9]  Jean Lorrain se bat en duel avec lui en 1887.

[10]   Un franc de 1900 vaut environ 2,37 euros de 2006 – source Jean Monange dans Histoire-Généalogie.com -

[11]   Voir la synthèse de cette question faite par Liana Nissim – Jean Lorrain lui-même se trompait dans la table des matières de « Heures d’Afrique » en titrant son premier voyage « En Alger », son deuxième « Un an après » et son troisième « Quatre ans après ».

[12]   Fernand Le Grand, directeur de la Société Bénédictine et ami de Jean Lorrain.

[13]  Jean Lorrain aurait semble-t-il confondu la Tripoli de Barbarie ou d’Occident avec la Tripoli libanaise, dans ses souvenirs littéraires, de la comtesse de Tripoli, Mélisande, et de son admirateur Jaufré Rudel le poète provençal du 12ème s.on y sent une déception de ne pas avoir trouvé à Tripoli tout l’Orient qu’il espérait. L’auteur confond d’ailleurs, la Tripoli de Barbarie ou d’Occident avec la Tripoli libanaise, avec ses souvenirs littéraires, de la comtesse Mélisande et de son admirateur Jaufré Rudel.on y sent une déception de ne pas avoir trouvé à Tripoli tout l’Orient qu’il espérait. L’auteur confond d’ailleurs, la Tripoli de Barbarie ou d’Occident avec la Tripoli libanaise, avec ses souvenirs littéraires, de la comtesse Mélisande et de son admirateur Jaufré Rudel.on y sent une déception de ne pas avoir trouvé à Tripoli tout l’Orient qu’il espérait. L’auteur confond d’ailleurs, la Tripoli de Barbarie ou d’Occident avec la Tripoli libanaise, avec ses souvenirs littéraires, de la comtesse Mélisande et de son admirateur Jaufré Rudel.

[14]   En fait, il écrira sur Venise avant même d’y être allé : « Le pays des gondoles » le 31 mai 1887 dans le Courrier Français.

[15]  Voir « La Corse et les Corses » par Charles Susini qui omet certains chapitres comme – quelques bandits - « S’il y a des bandits en Corse, prenez-vous-en aux hommes de lettres, à Jean Lorrain … » lira-t-on plus tard - Pierre Bonardi – Pharisaïsme - Les nouvelles Littéraires du 28 novembre 1931.

[16]  Appellation créée en 1887 par Stephen Liégard.

[17]  Voir « Histoires de Londres » paru en 1997 aux éditions Belles Lettres ; il s’agit de textes choisis dont un écrit par Jean Lorrain.

[18]  Voir une sorte de similitude avec le mariage en 1985 de Coluche et Le Luron. A parler de mariage, on a aussi évoqué un divorce littéraire avec Leconte de L’Isle.

[19]  Il relate dans « la Plage Normande » du 27 juin 1889, « un coin de l’exposition » sur l’Extrême Orient.

[20]   Le titre « Poussières » a été utilisé plusieurs fois par Jean Lorrain avec Nice, Ajaccio mais surtout Paris.

[21]  Schwob aida à publier Jules Renard, Jean Lorrain, Alfred Jarry, Courteline …

[22]  Voir “Pages Africaines : l'Afrique du Nord vue par les Littérateurs” par Jeanne Sorrel - Editions des Horizons de France, Paris, 1938 –

[23]  Il s’agit en fait du Japon pour celle qui à partir de Fécamp orienta Jean Lorrain vers l’écriture.

[24]  Avec Jeanne Jacquemin, il y eut collaboration et amitié qui se termineront en 1903 par un procès !

[25]   Voir « Jean Lorrain et ses illustrateurs dans la revue illustrée de 1895 à 1899 » par Evanghélia Stead.

[26]   A la différence de Loti, dénommé « le perpétuel voyageur » .

[27]  Il nous fait penser à Stephan Zweig avec « Voyages » , un regroupement de récits publiés de 1902 à 1939.

[28]  Le blog de Fabien Ribery.

[29]  Une autre rue à Péronne et puis à Barentin .

[30]  Voir le cas de Louis-Ferdinand Céline et puis de Roger Vercel.

[31]  Voir un article dans le journal Paris-Normandie du 12 août 2016.

[32]  La page internet dédiée à Jean Lorrain étant actuellement fermée !

[33]  L’histoire de la littérature ne devrait aucunement prendre le pas sur la littérature elle-même !

[34] Vu toujours sur internet un texte sur le tourisme sexuel de l’époque où l’on cite « gratuitement et sans preuve » Jean Lorrain et où l’on « détruit » André Gide.

[35]  Par exemple Debussy, Maupassant ou Montesquiou surnommé Grotesquiou ou Hortensiou à cause de son recueil de poèmes « Les Hortensias Bleus ».

[36]  Sarah Bernard, « l’amie la plus chère et la plus sûre que j’aie rencontré, l’être humain le plus près de mon rêve et de mon cœur. JL»

[37]  Rachilde le surnomma « Fanfaron de vices » mais elle a toujours professé pour lui la plus vive estime littéraire et personnelle. (Georges Normandy dans L’Esprit Français de janvier 1932)

[38] «  Jean Lorrain a connu la gloire dans sa diversité », « sa merveilleuse diversité ».